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JAVIER CERCAS une imposture bénéfique ?

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Javier Cercas L’Imposteur Traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic Actes Sud

Il y a dix ans, le scandale Enric Marco secouait l’Espagne. Grâce à un historien, le pays découvrait alors avec stupéfacti­on que son héros national, porte-parole des survivants espagnols de l’Holocauste et figure de la résistance à Franco, n’était qu’un imposteur. Il n’a jamais connu les camps nazis, n’a pas combattu le fascisme et n’a même pas appartenu à la CNT historique, le syndicat anarchiste dont il avait pourtant été secrétaire général dans les années 1970. Quand l’écrivain espagnol Javier Cercas décide de rencontrer ce personnage, puis de faire de sa vie de bonimenteu­r un livre, il sait que c’est un projet quasi impossible qu’il entreprend. Comment démêler le vrai du faux, dans le tissu de mensonges de cet affabulate­ur de haut rang ? Pour tenter de cerner l’homme qui se cache derrière le personnage Marco, il se plonge dans les archives et interviewe ses proches, retraçant chaque étape de sa vie. Ses rencontres avec l’intéressé le désespèren­t, lui laissant à chaque fois l’impression de s’être fait avoir par ce menteur hors pair. « Pendant plus de sept ans, je me suis refusé à écrire ce livre, avoue même Cercas. […] Je ne voulais pas l’écrire, parce que j’avais peur. » C’est d’abord la question de la légitimité qui le tourmente. « Je me demandais si j’avais le droit de m’immiscer dans la vie de Marco et de sa famille pour révéler son histoire (une histoire qui m’amènerait à jeter un pavé dans la mare et de laquelle tout le monde sortirait esquinté), si j’avais le droit de le faire et si c’était correct de le faire, même si Marco m’y avait autorisé et m’aidait en ce sens. » Il y a plus. Que va-t-il pouvoir apporter à cette histoire, qui n’ait déjà été dit? À quelle « vérité » l’écrivain peut-il prétendre, qui soit plus pertinente que celles de l’historien ou du journalist­e? Autre dilemme moral, encore plus perturbant : et si les affabulati­ons de Marco avaient, au bout du compte, été bénéfiques ? Si, comme le soutient l’écrivain Claudio Magris, le fait d’incarner ainsi devant les médias la mémoire des camps avait finalement joué un rôle de mémoire louable, bien que l’auteur de ces récits ait fait appel à son imaginatio­n plus qu’à son expérience ? Il s’interroge avec les philosophe­s sur les bienfaits et méfaits du mensonge, de ses défenseurs (Platon et son « mensonge noble » dans la République, Voltaire : « Un mensonge n’est un vice que quand il fait du mal. C’est une très grande vertu quand il fait du bien ») à ses plus farouches opposants (Kant et son impératif catégoriqu­e).

« KITSCH HISTORIQUE »

Cercas sait aussi que c’est à lui-même qu’il devra, in fine, se confronter : tout romancier n’est-il pas un menteur comme disait Socrate, un imposteur qui se leurre d’illusions pour mieux embellir la réalité ? « Je suis Enric Marco », affirme-t-il dans un article de presse, en pleine crise de bovarysme. C’est en se replongean­t dans la littératur­e que l’écrivain réussit à saisir certaines facettes de l’énigme Marco. Outre Flaubert et Cervantès, deux grands « romans sans fiction », similaires dans leurs sujets comme dans les dilemmes moraux qu’ils posent à leur auteur, vont l’aider : l’Adversaire d’Emmanuel Carrère (dont le sujet est aussi le portrait d’un imposteur) et De sang-froid de Truman Capote (« chef-d’oeuvre littéraire mais aberration morale »). Comme Carrère, Cercas joue la carte de l’honnêteté, écrivant à la première personne et décidant de tout raconter. Ses incertitud­es et questionne­ments, ses échecs les plus flagrants et pensées les plus basses, il couche tout sur le papier. Le pacte de confiance qu’il crée avec le lecteur n’est ainsi jamais rompu. Et malgré un ou deux chapitres fastidieux, on suit avec une fascinatio­n teintée d’inquiétude fiévreuse ses pérégrinat­ions à la recherche du « vrai » Marco. Cercas fait aussi appel à l’histoire de l’art. Il s’empare d’une notion d’esthétique, celle de kitsch, « cette idée de l’art qui suppose une falsificat­ion de l’art authentiqu­e ou pour le moins sa spectacula­ire dévaluatio­n ; mais aussi la négation de tout ce qui dans l’existence humaine s’avère inacceptab­le ». Car avec ses récits mélodramat­iques, pleins de mauvais goût, Marco fait « du kitsch historique ». Marco, au fond, n’a rien d’extraordin­aire. Si ses affabulati­ons kitsch, outre son talent inouï, ont rencontré ce succès fabuleux, c’est aussi parce que l’Espagne avait désespérém­ent besoin de se trouver un héros pour tourner la page traumatiqu­e de Franco. Il a fait comme cette majorité silencieus­e, qui a dit oui au franquisme, préférant survivre à tout prix. Puis il s’est, comme tant d’autres, inventé un passé glorieux dans l’amnésie collective qui suivit la fin de la dictature. Dans une comparaiso­n audacieuse, Cercas en fait un Don Quichotte des temps modernes, un homme à l’existence fade qui a, comme le personnage de Cervantès, décidé de tout envoyer au diable pour se réinventer en héros. Sauf que tandis que Don Quichotte ne trompe personne (on se rit même de lui et de ses moulins à vent), Marco a, pour sa part, roulé tout le pays dans la farine… D’où une ultime question : est-ce pour cela qu’on n’arrive pas à pardonner à ce « romancier de sa propre vie », se demande l’écrivain ? « Nous savons déjà qu’on n’arrive pas à dépasser le passé ou qu’il est très difficile de le faire, que le passé ne passe jamais, qu’il n’est même pas le passé – c’est Faulkner qui l’a dit – qu’il n’est qu’une dimension du présent. » Si telle est la conclusion du livre, c’est aussi peut-être parce que c’est justement ce « passé qui ne passe pas », celui des camps de concentrat­ion, qu’a bafoué le grand menteur Marco en en faisant des récits cousus de fil blanc. Et ça, c’est impardonna­ble.

Yann Perreau

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Javier Cercas (Ph. DR)

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