JACQUES DERRIDA anarchitecte et politique
Jacques Derrida Les Arts de l’espace. Écrits et interventions sur l’architecture La Différence
« Il y a en moi un architecte réprimé », écrit Jacques Derrida dans sa postface à Chora L Works, l’ouvrage consacré à son projet autour du parc de la Villette, réalisé en collaboration avec Peter Eisenman à l’invitation de Bernard Tschumi. Les interventions, entretiens et lettres réunis dans les Arts de l’espace montrent Derrida tenter de donner lieu à une architecture à venir, à une « anarchitecture » « déstabilisée » et « anachronique » par rapport à elle- même. Cette « architecture non-représentative » porterait en elle le souci de se libérer de sa subordination aux valeurs de l’habitabilité, de la beauté, de la fonction et de la structure, et s’interroge sur son propre « seuil » au moyen de décisions capables d’inventer leur propre loi. La condition d’une telle architecture serait, selon le philosophe, une « barbarie nouvelle », dont il emprunte le concept au Walter Benjamin d’« Expérience et pauvreté ». Cette proximité de Derrida à l’architecture ne va néanmoins jamais sans la déconstruction des tentatives d’appropriation de son travail par des architectes se déclarant eux-mêmes déconstructivistes, à commencer par Eisenman lui-même. Une de ses critiques l es plus i nsistantes concerne l’utilisation que fait Eisenman des concepts d’absence et de khôra – l’espacement qui ne se réduit pas au lieu auquel il donne lieu. À force de privilégier l’absence et faute d’avoir réellement « dé-théologisé » et « dé-ontologisé » la khôra, l’architecte court le risque de rapprocher l’espace architectural d’un lieu de culte. Le thème de la tour de Babel revient avec insistance tout au long du recueil. Dans « Les générations d’une ville », la ville de Prague est le prétexte d’une relecture par Derrida du récit « Les armes de la ville » dans lequel Kafka imagine le report perpétuel et l’abandon progressif de la construction de la tour au profit de celle de la cité ouvrière où vivront ses bâtisseurs. Le philosophe interprète la renonciation à l’ambition absolutiste de la tour comme l’ouverture à une responsabilité « dé- re- constructive » , indissolublement éthique et politique, au nom de l’avenir, réprimée par la techno-scientificité totalitaire de l’architecture du présent. L’ouvrage Marc Crépon et René Major (dir.) « Derrida politique » Lignes, n°47 aborde pour finir une question propre à ce que le philosophe appelle le « phénomène judéo-architectural » : « Peut-on construire et que peut- on construire après l’holocauste ? » Au sujet du musée Juif de Berlin de Daniel Libeskind, il affirme qu’un travail sur la mémoire d’un tel événement donne nécessairement lieu à des oeuvres inhabitables. « Il y a peut-être dans l’architecture d’aujourd’hui quelque chose qui est judaïque en ce sens, chez les architectes juifs ou non juifs, quelque chose qui continue à retentir, non seulement l’holocauste mais la bombe d’Hiroshima… De ce point de vue-là, je dirais que, de même, les architectes japonais post-Hiroshima sont dans la même situation, et tous les architectes du monde sont, de ce point de vue-là, juifs. Je crois que la déconstruction elle-même est aussi une chose qui n’était pas possible sous cette forme avant un certain nombre d’événements comme celui de l’échec des révolutions socialistes, le nazisme, etc., tout cela, c’est la dimension historique et politique de ce dont nous parlons. »
CONTRADICTIONS ?
Historique et politique, telle est bien la dimension cachée de la pensée de Derrida, qui apparaît pourtant avec évidence dans les contributions du colloque « Derrida politique », organisé en 2008 par Marc Crépon et René Major à l’ENS, et dont la revue Lignes publie aujourd’hui les actes. Conscients que l’idiome de la déconstruction est, dans sa radicalité, toujours déjà éthique et politique, philosophes et écrivains tels Jean-Luc Nancy, Geoffrey Bennington, Hélène Cixous, Avital Ronell, entre autres, y explorent l’approche derridienne des questions de la souveraineté, de la cruauté et de la peine de mort, son rapport à la psychanalyse ainsi que ses contributions aux débats de son époque. L’ouvrage rassemble également un certain nombre d’interventions de Derrida lui-même, qui le voient en 1971 soutenir aux côtés de Jean Genet le Black Panther George Jackson, tué peu après dans la prison de Soledad, ou, vingt ans plus tard, en appeler à Bill Clinton contre la condamnation à mort de Mumia Abu-Jamal. Ses prises de parole sur l’Algérie, outre leur caractère éminemment personnel, sont aussi les plus actuelles. En 1995, à Nantes, il dénonce « la folie de la France » qui hésite à accueillir les Algériens fuyant la « sale guerre » : « Non, la France n’a pas à accueillir toute la misère du monde, parce que toute la misère du monde ne veut pas être accueillie par la France. Mais la misère du monde peut légitimement demander à la richesse du monde le droit d’aller et de venir, qui est une liberté fondamentale... La misère du monde peut aussi demander asile quand elle est menacée ou persécutée. » Ces engagements multiples, emblématiques de la figure de l’« intellectuel de gauche », ne sont cependant pas exempts de contradictions ou du moins de tensions. On lit avec étonnement, dans l’article de 1996 intitulé « Pour le Monde diplomatique », où il s’attache à décrire le monde dont il rêve, son souhait que l’Europe dispose d’« une puissance militaire » et d’« une politique extérieure capable de soutenir une ONU transformée ». Ce discours de la puissance n’est pas de ceux auxquels le penseur de la déconstruction avait habitué ses lecteurs.
Mehmet Mansur