RÉÉNERGISER
Faille et libération, manque et ouverture : ainsi les poèmes du Cauchemar merveilleux mettent-ils en scène des histoires délicatement figuratives, telle « Le méchant clown », nocturne horrificomique décalottant les cervelles sur fond d’accordéon orageux, ou des objets plus obsessionnels, comme « Frottements », où l’on entend différents grattements, déchirures, cordes pincées, tout un univers en train de se creuser lui-même, tandis qu’Arthur H raconte un personnage allergique : « Je frotte, je gratte./ Au bout d’un moment j’arrête,/ car les yeux pleurent des larmes de sang./ La dureté du doigt replié sur lui-même/ glisse sur le globe oculaire./ Les yeux sont rouge carmin,/ les yeux se noient dans leur propre eau./ Le corps excrète toute l’eau/ qui ne peut couler dans la rivière de la parole. » Bien entendu, comme l’indique l’auteur-compositeur, il s’agit toujours de récits de délivrance (ou de contention) et les fluides corporels y ont un rôle essentiel, comme si l’enveloppe charnelle cherchait à se débonder ellemême. L’être parviendrait parfois même à s’étendre aux dimensions de l’univers : « Mon cerveau est l’aéroport de Los Angeles./ Une nuit d’août, pas de lune, pas de nuage/ Au ciel seule la semence divine/ Le foutre d’étoiles. » Malgré cette belle énergie, Arthur H n’en prône pas moins, comme on l’a dit, une « réénergisation par le vide ». Le Synesthésium doit en être l’instrument hypnotique, qui crée « les conditions optimales d’une attention légère et déterminée où une réelle présence à soi-même est permise. La détente physique et psychique induite par les couleurs, les sons, les voix, les images, autorise une réelle disponibilité à ses sens ». De son côté, Léonore Mercier dit autrement, mais tout aussi politiquement, cette aspiration à l’infini, quand elle songe à la façon dont le public pourrait investir sa machine : « Les possibilités de réappropriation sont sans limites, on peut imaginer des formes de conférences sensorielles, des diffusions de concert à distance, des démonstrations scientifiques... » Pouvoir en effet moduler et transmettre différents éléments perceptuels (son, couleur) avec son corps est presque l’idéal d’une certaine aspiration de l’art : faire ressentir les formes que prennent pour nous le monde, y compris à même notre peau, et être capable, en retour, de nous mettre à la place de tout autre. C’est sans doute la signification propre de la synesthésie : non pas une superposition des sens dans l’intimité du quant à soi, mais un principe d’échange généralisé, qui finit par me mettre dans le corps d’autrui à la faveur d’une dissolution totalisante. Comme l’écrit Arthur H pour le Cauchemar merveilleux, « Le son est la lumière/ La lumière est le son/ Le son et la lumière sont nos Créateurs/ Nous sommes nous-mêmes notre propre Créateur/ Nous sommes le Son et la Lumière. » Arthur H et Mercier, s’ils citent de nombreuses influences (Laurie Anderson, Jim Morrison, Fellini ou Lynch pour lui ; Oskar Fischinger, La Monte Young ou Olafur Eliasson pour elle), se retrouvent sur le nom de James Turrell, « l’homme qui marchait dans la couleur », comme l’appelle Georges DidiHuberman(1). On sait que le travail de l’artiste californien, inspiré du mouvement Light and space, consiste à créer de l’espace visuel par la lumière, là où il n’y a pas nécessairement d’espace architecturé. Didi-Huberman a pensé avec Heidegger que l’art donne « lieu » et qu’à partir de celui-ci, en tant que rassemblement des hommes, se déploie l’espace. Or qu’est-ce donc que l’espace en tant qu’espace, demande Heidegger ? « Réponse : l’espace espace. Espacer signifie : essarter, dégager, donner du champ libre, de l’ouverture. Dans la mesure où l’espace espace, il libère le champ-libre et avec celui-ci offre la possibilité des alentours, du proche et du lointain, des directions et des frontières, la possibilité de distances et des grandeurs (2). » Comment ne pas entendre ici la même ouverture que celle désirée par Arthur H et Léonore Mercier quand ils déclarent que « l’espace se transforme et mute en fonction de l’histoire contée, sensation aquatique, aérienne, de petitesse, de grand large... » Le Cauchemar merveilleux se présente ainsi comme une sorte de Nightmare before Christmas, du titre du film de Tim Burton ( l’Étrange Noël de monsieur Jack en français), en version phénoménologique : une expérience détournant l’esthétique du conte au profit d’une exploration du sujet par luimême, lové dans sa propre sensorialité si, comme le rappelle Mercier, pour James Turrell, l’oeuvre n’est pas un objet mais la perception elle-même, qui permet de vivre « la non-séparation du corps (donc de l’être) et de l’espace ». Arthur H Né en 1966, vit et travaille à Paris Concerts et créations récents : 2015 Concert, Festival d’été de Québec (10 juillet) ; création poésie/musique autour de Léonard de Vinci, musée du Louvre, Paris (20 septembre) ; concert Soleil dedans, Grand Rex, Paris (4 novembre) Léonore Mercier Née en 1985, vit et travaille à Lille et Paris Créations récentes : 2010-2011 Via (court-métrage) 2011-2014 Damassama (installation sonore), Centre Pompidou-Metz 2015 le Dessous des cintres Opéra de Lille
(installation sonore),