Jérôme Bel la danse jusqu’au seuil critique
Jérôme Bel. Taking Dance to a Critical Threshold.
Depuis le milieu des années 1990, Jérôme Bel déconstruit patiemment les conventions du spectacle, les règles de son art et le concept de « normativité » relatif aux corps sur scène. Son projet méta-chorégraphique prend la forme d’un théâtre de gestes et d’actions où la danse agit comme l’instrument d’un discours critique. Avec
Gala, il fait un pas de plus dans la remise en cause des codes institutionnels. Dans le sillage de Cour d’honneur et de Disabled
Theater, la pièce met ainsi à l’honneur des interprètes non professionnels, un geste motivé par une volonté de repousser les limites du champ chorégraphique.
Vous décidez de vous consacrer à la chorégraphie après avoir assisté Philippe Decouflé à l’occasion des cérémonies d’ouverture et de clôture des jeux Olympiques d’Albertville en 1992. Comment ce choix s’est-il opéré ?
J’ai toujours pensé que je devais développer ma propre production, j’avais déjà commis quelques essais infructueux, mais l’année 1992 a vu se conjuguer deux événements qui m’ont permis de me mettre véritablement au travail. Premièrement, mon engagement en tant qu’assistant auprès de Philippe Decouflé m’a montré combien il était passionnant d’être à l’extérieur, de regarder comment se fabriquaient les danses, plutôt que les exécuter moi-même. Deuxièmement, cette même année, deux de mes meilleurs amis sont morts du sida. La conscience soudaine de la mort m’a poussé à ne plus reculer devant mon désir de produire de l’art.
DANSE ET DISSIDENCE
D’emblée, vous vous distinguez en mobilisant la philosophie et le structuralisme dans l’écriture de vos pièces. Comment ces lectures sont-elles intervenues dans votre processus créatif ? Ayant gagné suffisamment d’argent lors des jeux Olympiques pour vivre pendant deux ans, j’ai commencé à aborder des auteurs que je n’avais jamais osé lire (Foucault, Deleuze, Althusser et Barthes). J’y consacrais des journées entières et quand une idée me venait, j’invitais mon collègue et alter ego de l’époque, Frédéric Seguette, à passer chez moi. On essayait des choses qui ne marchaient jamais, alors je me remettais à lire. Puis je me suis intéressé aux objets qui traînaient dans l’appartement. J’ai appliqué certaines théories du structuralisme à la danse, en commençant par réifier les danseurs, donc en travaillant avec des « choses inanimées » plutôt qu’avec des corps. Dans Nom
donné par l’auteur, Frédéric et moi n’étions plus que des marionnettistes qui déplaçaient ces « choses inanimées » sur scène. En 1989, à Tokyo, j’avais vu un spectacle de kabuki, où des personnages vêtus de noir venaient sur scène pour changer le kimono de l’héroïne ou déplacer un sabre. Cette convention, qui n’existait pas dans le théâtre occidental, m’avait fasciné. Votre travail se situe donc d’emblée « au bord » de la danse, vos premières pièces ne comportent d’ailleurs pas d’écriture chorégraphique à proprement parler. Vous définissiez-vous comme chorégraphe à l’époque ? Et depuis ? Je tergi- verse constamment… Cela dépend du contexte et des pièces que je produis. Certaines sont plus proches du registre théâtral que du chorégraphique… J’ai résolu la question en signant la « conception » des pièces. Mon projet consiste à tester les limites du champ chorégraphique, quitte à tomber dans un autre champ, documentaire par exemple, lorsque je produis des interviews de danseurs. Cette perméabilité entre théâtre et danse n’est pas exclusive. Vous croisez la danse avec beaucoup d’autres formes artistiques… Oui, je suis très curieux des autres formes d’art. Mes influences ne viennent pas