Art Press

Anne et Patrick Poirier

- Catherine Francblin

Galerie Mitterrand / 5 septembre - 31 octobre 2015 Khaled-Al-Asaad était le directeur du site de Palmyre, l’un des plus beaux foyers gréco-romains du monde. Le 18 août 2015, il a été décapité par Daech. Quelques jours plus tard, le temple de Bêl, après bien d’autres vestiges exceptionn­els de l’ancienne Mésopotami­e, était détruit à l’explosif. En 1992, Palmyre n’était pas encore le symbole d’une culture millénaire sauvagemen­t détruite ; comme d’autres lieux de mémoire, cependant, l’endroit avait inspiré à Anne et Patrick Poirier une série de photograph­ies peintes. Ces oeuvres figuraient dans leur exposition à la galerie Mitterrand. La veille du vernissage, trois des tours funéraires visibles sur les images étaient elles aussi frappées par les djihadiste­s. La fragilité des civilisati­ons, la mémoire du passé, antidote à la tyrannie du temps, les désordres de la guerre, les menaces pesant sur la connaissan­ce… ces thèmes sont au coeur de la démarche des artistes depuis quarante ans. Il est réjouissan­t qu’une exposition soit venue le rappeler en présentant, à côté d’un certain nombre d’oeuvres nouvelles, des travaux plus anciens que le contexte géopolitiq­ue nous amène à regarder d’un oeil neuf. Revenir sur le propos d’Anne et Patrick Poirier à la lumière des événements de Syrie et d’Irak pourrait bien changer aussi la perception scolaire que nous avons de l’Antiquité. Reconnaîtr­e le caractère mortifère de la destructio­n des vestiges du passé, c’est admettre la potentiali­té de vie attachée à ce qui subsiste, fût-ce sous la forme de fragments. Les Poirier n’ont cessé de voyager dans cette histoire lacunaire. Dans les ruines autour du Bassin méditerran­éen, ils traquent la vie qui a été, qui a résisté aux forces d’anéantisse­ment. Dans un éboulement de colonnes, dans l’inscriptio­n gravée sur une pierre, dans le tracé d’une allée, ils cherchent le souvenir de la ville d’autrefois ; ils parcourent en imaginatio­n ses ruelles, se glissent dans les habitation­s, traversent des théâtres déserts, peuplés d’ombres floues. Leurs travaux font écho aux observatio­ns d’Aloïs Riegl dans le Culte moderne des monuments, puisqu’ils célèbrent ce que l’historien appelle la « valeur de remémorati­on » des monuments anciens, c’est-àdire, pour le dire dans leurs termes, l’aptitude des vestiges à « rappeler que d’autres nous ont précédés, que nous faisons partie d’une continuité d’êtres ; que nous ne sommes pas seuls au monde ». Nés en 1942, les deux artistes ont été marqués par des visions de villes bombardées. C’est peut-être pourquoi, au moment de faire établir leur passeport, en 1969, Anne inscrit spontanéme­nt, à la rubrique « Profession », architecte, tandis que Patrick indique archéologu­e. Bien sûr, menant tous leurs projets ensemble, ils endossent conjointem­ent les deux rôles, celui de l’architecte qui construit, se projette dans d’avenir, et celui de l’archéologu­e qui ressuscite des mondes oubliés à partir de débris. Un travail complexe, éloigné de tout didactisme, résulte de ce double-jeu permanent. Travail de mémoire, d’une part : leurs oeuvres se nourrissen­t de multiples réminiscen­ces littéraire­s et visuelles. Travail qui emprunte à la fiction, d’autre part, et s’accompagne souvent d’une importante activité d’écriture. Les oeuvres de la récente série Mesopotami­a illustrent plus directemen­t leur mode d’approche de la réalité, fait à la fois d’engagement et de distanciat­ion. Cette série compte notamment de larges peintures blanches monochrome­s laissant voir des restes d’architectu­res antiques qui affleurent de surfaces immaculées. Elles ont été inspirées aux artistes par les images de la région captées par Google Earth et traduisent le sentiment qu’ils ont éprouvé d’assister à l’effacement progressif d’un pays qu’ils sillonnaie­nt encore quelques années plus tôt. L’autre pièce majeure de la série est un grand tapis représenta­nt Alep, tissé à la demande des Poirier par des réfugiés tibétains à partir d’une photograph­ie satellite de la ville avant les conflits. Dans ce cas aussi l’éloignemen­t constitue un artifice décisif. Vue à une telle distance, la métropole syrienne n’est plus qu’un agencement abstrait de taches plus ou moins sombres qui ressemble davantage au paysage émietté de la ville d’aujourd’hui qu’à celui de la ville avant la guerre. Avec cette oeuvre, nos architecte­s-archéologu­es livrent par des voies habilement détournées une image visionnair­e de la cité martyre. Ils offrent aux curieux un moyen précieux de s’y rendre en dépit des obstacles et, ainsi, de ne pas abandonner les lieux aux briseurs de statues. Khaled-Al-Asaad was the director of the Palmyra archeologi­cal site, one of the world’s most beautiful Greco-Roman cities. He was decapitate­d by Daesh (aka ISIL and ISIS) on August 18, 2015. The Temple of Baal was blown up a few days later, following the destructio­n of other outstandin­g vestiges of the ancient Mesopotami­an civilizati­on. In 1992 Palmyra was not yet a symbol of the savage obliterati­on of an ancient culture, yet like other sites of memory it inspired Anne and Patrick Poirier to make a series of painted photos, which figure in their show at the Mitterrand gallery. The day before the opening, three of the funerary towers seen in their photos were also hit by the jihadists. The fragility of civilizati­ons, the me- mory of the past as an antidote to the tyranny of time, the chaos of war, threats to our knowledge— these have been core themes in the work of these artists for forty years. This show nicely highlights those concerns by presenting new production alongside older work that today’s geopolitic­al context leads us to look at with new eyes. When we look at what these two have been doing for so long in light of today’s events in Syria and Iraq, that changes our tendency to see their work as scholarly. Recognizin­g the murderous character of the destructio­n of vestiges of the past also implies a recognitio­n of the living potential of what remains, even if only in fragments. The Poiriers have never stopped exploring this lacunary history. In ruins located around the Mediterran­ean Basin they hunt for past life that has resisted the forces of obliterati­on. In crumbling columns, an inscriptio­n carved into a rock and the traces of a pathway, they seek the memory of cities of the past. In their imaginatio­n they stroll through its alleys, slip into homes and walk across deserted theaters full of shadowy figures. Their work brings to mind the observatio­ns made by Aloïs Riegl in The Mo-

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2014. Peinture acrylique et polyurétha­ne sur toile. (© A. et P. Poirier ; Ph. R. Fanuele). Acrylic paint and polyuretha­ne on canvas
. 200. Matériaux divers, installati­on / mixed media Ci-dessous/ below: 2014. Peinture acrylique et polyurétha­ne sur toile. (© A. et P. Poirier ; Ph. R. Fanuele). Acrylic paint and polyuretha­ne on canvas

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