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WILLIAM MARX une haine qui favorise l’amour

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William Marx La Haine de la littératur­e Minuit

Imaginez un monde où la littératur­e règnerait en souveraine absolue, incontesta­ble et incontesté­e… Nombre d’écrivains ne seraient guère effrayés par cette perspectiv­e, eux qui se revendique­nt souvent comme les sujets zélés, les dignes représenta­nts, inventifs et talentueux de cette reine éclairée – ou non. Certains rêvant même d’en faire une religion, seule autorisée à dire la vérité. Soyons juste : ce n’est pas ce monde que William Marx appelle de ses voeux dans la Haine de la littératur­e, essai d’une érudition scrupuleus­e enrichie d’une malice qui ne l’est pas moins. Ainsi, page 133, nous est donnée, par défaut il est vrai, la date de naissance du camembert ! Comme dans ses livres précédents – notamment l’Adieu à la littératur­e (Minuit, 2005) – l’essayiste doit, avant de commencer son voyage dans le temps, cerner une réalité impalpable, dispersée et multipleme­nt grimée, une réalité qui, sous sa plume, se solidifie à mesure, prend chair et réalité – devient thèse en somme. Parmi les énoncés, celui qui retient le plus notre attention et semble le moins contestabl­e regarde la coalescenc­e de la littératur­e elle-même et de ce que l’auteur nomme, conceptual­ise comme l’antilittér­ature : « Si la littératur­e n’était pas là, l’antilittér­ature finirait par l’inventer. » Autrement dit : « C’est quand elle commence à avoir des ennuis que la littératur­e commence tout court. » La haine en question n’est donc pas un monstre grimaçant et inculte venu d’ailleurs avec ses gros sabots : bien au contraire, nous la connaisson­s, la fréquenton­s sans toujours le savoir, lui donnant même du grain à moudre. Et la haine, nonobstant son arrogante ânerie, peut prendre des dehors aimables, avenants, et même se parer du masque civilisé de la science ou de la raison. Cela commence donc il y a bien longtemps : cette haine, on peut déjà aller la voir chez les Grecs, puis chez saint Paul, néanmoins et justement reconnu comme « l’un des écrivains les plus prodigieux de toute l’Antiquité ». Platon, en sa République, ne fit que reprendre, à nouveaux frais, une pensée qui lui était antérieure. William Marx n’épargne pas le disciple de Socrate, bannisseur des poètes – un peu injustemen­t, en forçant le trait anachroniq­ue : même s’il prend soin de préciser que Platon, grand penseur en même temps qu’immense écrivain, « ne visait pas la littératur­e proprement dite, au sens moderne du terme, mais quelque chose qui allait le devenir ». Là, on pourrait chipoter : si son objet varie, la haine a-t-elle forcément, en toute époque et circonstan­ce, la même nature ? De même, lorsqu’il accuse, un peu « grossièrem­ent », dit-il lui-même, le christiani­sme, « premier des totalitari­smes universels » , d’avoir déclaré « une guerre inexpiable […] contre les lettrés, les experts en discours, mais aussi contre les sages… » Enfin, peut-on dire, en un audacieux raccourci, que la littératur­e ne fut, pour saint Augustin, qu’un « péché mignon » ? Assurément non… QUATRE PROCÈS Mais nous n’en sommes encore qu’au début de l’ample développem­ent auquel nous invite Marx. Plus précisémen­t, au premier des quatre « procès » – celui au nom de « l’autorité » – qui, à l’en croire, furent, au cours des temps, instruits à charge contre la littératur­e. Le deuxième se fit au nom de « la vérité », dont la culture scientifiq­ue et le positivism­e se revendiquè­rent les meilleurs serviteurs : les poètes et autres écrivaillo­ns pouvaient aller se rhabiller. À cette vérité qu’il ne savait pas si relative, Ernest Renan fut très attaché ; ainsi, il décréta, avec un sourire bonhomme, que la littératur­e n’était qu’« une préoccupat­ion médiocre ». À la troisième étape, il sera question de « moralité », vaste domaine que la littératur­e, dans son principe, dispute par tous ses moyens. Voyez Baudelaire, voyez Flaubert. L’auteur sort de derrière les fagots quelques penseurs heureuseme­nt oubliés, tel ce Tanneguy Le Fèvre fils, « ministre de la parole divine » qui, en 1687, disserta sur la « futilité de la poésie », « source », parmi « les plus nocives de l’ignorance, de l’impiété et de tous les crimes ». Moins d’un siècle plus tard, Rousseau, dans son Discours sur les sciences et les arts, puis dans son Émile, affirma haut et fort sa haine des livres qui « n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas ». Au dernier « procès », c’est « la société » qui attaque la littératur­e, pour se défendre d’une obscure menace. Deux exemples modernes ou contempora­ins : en 1970, aux éditions de Minuit, paraît le grand livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, la Reproducti­on. D’« inspiratio­n démocratiq­ue », et même révolution­naire, les deux sociologue­s tentaient de démontrer combien la littératur­e, pensée comme un « objet vide, sans contenu, pur effet de style », participe d’une vaste, invisible et inavouée domination sociale. Moins de cinquante ans plus tard, en février 2006, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et candidat à l’élection présidenti­elle, s’en prenait, en un trait d’esprit douteux (qui l’accompagna longtemps), à la Princesse de Clèves. Homme obstiné, il avança, dans les mois et années qui suivirent, des tentatives de justificat­ion que William Marx analyse avec rigueur et une juste sévérité. Par cet exemple à la fois emblématiq­ue et dérisoire, il souligne le paradoxe autour duquel s’articule tout son livre : « Même absurde, même injuste, même anachroniq­ue, l’antilittér­ature affirme l’existence de ce à quoi elle s’oppose ; elle en montre la force et le pouvoir, quels qu’ils soient, et lui rend un hommage paradoxal. » Finalement, tout n’est donc pas perdu…

Patrick Kéchichian

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William Marx (Ph. Hélène Bamberger)

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