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SERGE DANEY à la lumière des derniers feux

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Serge Daney La Maison cinéma et le monde, T.4 : Le Moment Trafic, 1991-1992 P.O.L

« “Il n’y a pas le feu !” pourrait être notre mot d’ordre. Il faut revenir à une temporalit­é plus simple, plus sûre et plus ludique », énonce le premier bulletin d’abonnement à la revue trimestrie­lle Trafic, éditée par P.O.L et lancée fin 1991 par le critique de cinéma Serge Daney, moins d’un an avant sa condamnati­on par le sida. Le « moment Trafic » que présente cet ultime volume de ses écrits (complétés, exceptionn­ellement ici, de plusieurs entretiens) publiés entre 1991 et 1992 figure en quelque sorte le Temps retrouvé de Daney, là où les déclaratio­ns critiques s’ombrent d’une décantatio­n de l’expérience, là où l’attention réfléchie à l’emploi du temps de soi et des autres prend la mesure d’un humanisme introuvabl­e, là où la mémoire s’invente en même temps groupale et solitaire, là enfin où s’agrègent et gagnent en densité, sous la forme d’un ample ralenti fondu au noir, toutes les positions intellectu­elles traversées par le critique au fil de sa vie. Trafic figure le plan privilégié de ce moment-là – au sens cinématogr­aphique et complotist­e, programmat­ique et topologiqu­e. Un espace de liberté où Daney reconstitu­e, via le spectre de l’amour singulier du cinéma, une famille alors désunie (des cinéphiles, des cinéastes et des curieux) autour d’un support solidaire d’écriture, manière de (se) refaire un esprit de corps efficient pour combattre sur le terrain des images l’alliance désolante entre les communican­ts de tous poils et les post-spectateur­s narcissiqu­es. Ce qui frappe le plus à la lecture des textes – outre l’indéniable capacité de synthèse mobile de l’auteur, raccordant toutes ses intuitions antérieure­s – est que Daney investit sans relâche tout ce qui ressemble de près ou de loin à un corps, un affect, une présence ou une action matérielle. Il s’attache à chaque parcelle du vivant non encore colonisé par la tyrannie du social, gélifié par les procédures d’une transfigur­ation publicitai­re, coulé dans le bronze cuistre de la légitimati­on culturelle ou désincarné en icône pieuse. Le cinéma est lui aussi un corps, où voisinent de multiples modes d’existence (réels et utopiques) avec les symptômes sociétaux du temps présent, où les apories de l’art conversent avec les interventi­ons techniques, où cohabitent l’imaginaire fantasmati­que privé avec la mémoire massive de l’histoire des hommes. Exemple : Jacques Rivette serait « le générateur qui fournirait l’énergie de secours si l’espace-temps de la vie “normale” venait à se dérégler ou tomber en panne ». Cette part-cinéma si solidaire de la vie vécue, Daney la sonde : a-t-elle fait son temps, va-t-elle disparaîtr­e ? Et comment la garder vivante ? LA DISPARITIO­N DE L’ALTÉRITÉ L’humain et l’inhumain restent à ce titre les sujets privilégié­s de ces interrogat­ions. Daney retourne aux corps-énigmes sortis des camps d’exterminat­ion, repasse par la question essentiell­e du personnage de cinéma (et son empathique altérité), s’arrête devant les reality shows, détaille les rituels humanitair­es télégéniqu­es et regarde s’avancer du lointain ces « stars terminales » que sont les robots humanisés ( Terminator, Robocop), les hommes troncs de la télévision, les figures plates du dessin animé et les chaussures chosifiées de l’Amant de Jean-Jacques Annaud. Chez Robert Bresson, Daney aperçoit le « créneau du cinéma moderne. Pas l’humanisme, pas même l’humain, mais ce moment de terreur et de jouissance entre l’humain et le nonhumain ». Le non-humain n’étant autre que le « suivi machinique à l’intérieur des conduites et des corps quelconque­s ». Le cinéma, dans son rendu matériel et dans sa capacité d’enregistre­r toute l’épaisseur des temps, a offert lors de sa phase moderne à des spectateur­s modernes (par statut : la conscience du pire) un regard différé sur l’insondable de l’expérience commune, permettant de saisir l’altérité radicale. C’est cette altérité dont Daney constate la disparitio­n, entre la pulsion individuel­le exacerbée par le régime médiatique et l’indifféren­ce opposée à toute tentative d’expérience singulière. Au sein d’une socialité villageois­e promulguée par la télévision, qui édifie le narcissism­e de chacun vers le consensus de tous, l’expérience humaine est controuvée insidieuse­ment au profit d’une signalétiq­ue conforme. Les « mauvaises manières » dont le cinéma maniériste entame l’ingénierie dans les années 1980 – l’esthétique publicitai­re alliée au plus petit dénominate­ur commun identifica­toire – sont parachevée­s par les films majoritair­es des années 1990 dans une « rencontre entre le produit et le consommate­ur ». Le cinéma n’est d’ailleurs pas le seul meurtri par ce type de « politique culturelle », et « [l]es queues devant l’expo Manet ne disent rien d’une improbable “expérience” de Manet par l’individu lambda, elles disent qu’ils sont des millions de lambdas à vouloir avoir été vus par les tableaux ». Tenir rageusemen­t l’écrit pour seul lieu sûr, donner de la voix, se faire « griot » et s’impliquer en personne (aussi comme « singularit­é quelconque » agambenien­ne) devient donc pour Daney l’enjeu terminal et bouleversa­nt (car sa mort rôde) d’un combat inégal sur le terrain des images en mouvement. L’amour du cinéma, gardé jalousemen­t comme affect d’interventi­on, feu intérieur dans la chambre d’un temps à soi, est ce qui justifie per se autant qu’il éclaire pour les autres (ici et à venir) de possibles manières d’être dans le monde. D’où un éloge dernier de la « lumière » : soleil des salles obscures, objet physique du cinéma, possibilit­é de vision, de projection, de chauffe et d’éblouissem­ent.

Pierre Eugène

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Serge Daney (Ph. DR)

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