ÉRIC MICHAUD la racialisation de l’art
interview par Johan Popelard
Éric Michaud Les Invasions barbares. Une généalogie de l’histoire de l’art Gallimard, « NRF essais » Dans les Invasions barbares. Une généalogie de l’histoire de l’art, Éric Michaud, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, mène une archéologie critique des théories raciales à l’oeuvre dans l’écriture de l’histoire de l’art. Selon l’auteur d’Un art de l’éternité. L’image et le temps du nationalsocialisme (Gallimard, 1996), les énoncés du nazisme sur la nature de l’art et de la culture, loin d’être exceptionnels, ont été au contraire largement répandus depuis le 19e siècle. Il poursuit dans son dernier livre la mise à nu de ces discours, initiée dans l’article « Nord-Sud. Du nationalisme et du racisme en histoire de l’art » repris dans Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières (Hazan, 2005), cherchant à cerner le moment d’émergence de ces énoncés, leur structuration progressive et leurs effets actuels.
Le romantisme est le moment d’émergence de ces théories raciales. Il procède à une inversion du signe de la barbarie, une « débarbarisation du barbare ». Qu’entendez-vous par là ? C’est en effet entre la fin du 18e siècle et les années 1830, moment du retour en force du christianisme, que l’on passe de l’image longtemps dominante du barbare destructeur de la culture européenne à celle du barbare germanique qui aurait non seulement conservé les monuments antiques, mais les auraient encore défendus contre l’iconoclasme chrétien, avant de refonder la culture de l’Europe par sa conversion au christianisme. Chez Hegel, les Germains sont ainsi les véritables propagateurs du christianisme et de la modernité « romantique » (une idée que l’on retrouve chez Beuys). L’occupation par les armées napoléoniennes d’une partie de l’Allemagne tient bien sûr un rôle déterminant qui permet de rejouer le modèle de Rome face aux barbares : la culture classique, celle de l’Antiquité païenne et méditerranéenne, opposée à la culture germanique et chrétienne, née des invasions barbares. Et ces discours reposent sur l’idée d’une continuité totale entre les peuples de l’Antiquité et les peuples contemporains : les Allemands du 19e siècle sont les Germains de Tacite, les Français et autres peuples latins sont des Romains. Ce fantasme de filiation s’appuie sur des théories raciales dont Mme de Staël se fait l’écho avec De l’Allemagne, qui divise l’espace littéraire et artistique européen selon les trois races latine, germanique et slave, celle-ci aussitôt écartée comme n’ayant rien en propre. Pendant au moins cent cinquante ans, l’imaginaire européen sera hanté par ce face à face des races latines et germaniques. C’est cette production fantasmatique qui m’intéressait. Pourquoi faut-il voir dans ce moment la « vraie matrice de l’histoire de l’art » ? Parce que Vasari n’avait écrit que des « Vies » d’artistes et que l’Histoire de l’art chez les anciens de Winckelmann est moins une histoire qu’un ensemble d’énoncés normatifs : le paradoxe de son histoire est en effet qu’elle traite de l’essence de l’art en général en prenant l’art grec ancien pour norme. Or c’est contre cette valeur normative de l’art classique qu’a commencé à se construire une autre histoire de l’art, dépassant la perspective de Winckelmann pour qui l’art s’arrête avec les invasions barbares – une histoire qui inclut donc l’art du 6e au 19e siècle de notre ère. À la racine de l’ensemble des discours que vous exposez se trouve le rabattement de la culture sur la nature. Oui, les discours sur le sang et le gène qui justifieraient le caractère héréditaire de la culture se construisent sur une invisibilité fondamentale. Ils ne disent pas que la culture est dans la nature, mais qu’elle procède de la nature, pour reprendre la formule de Stuart Hall dans son texte sur « la race comme signifiant flottant » (1). Le sens du mot race n’« évolue » pas: ce signifiant flottant est si instable que les termes de race, nation, peuple, tribu, ethnie sont souvent parfaitement interchangeables. Des glissements d’un terme à l’autre s’opèrent chez un même auteur, parfois la même année, et quelquefois dans une même phrase – chez Buffon, mais aussi chez les théoriciens de la race du 19e au 20e siècle. C’est ainsi que, dans tous ces discours, ce qui relève du social devient vite indissociable de la nature. Aujourd’hui, le racisme est devenu un objet d’étude acceptable dans le champ de l’histoire de l’art lorsqu’il s’agit d’examiner la représentation de la race dans l’art. Mais le questionnement de la racialisation à l’oeuvre dans l’écriture de l’histoire de l’art est mal toléré, bien que Julius von Schlosser, Meyer Schapiro ou Ernst Gombrich l’aient entrepris il y a longtemps. Le modèle racial définit une temporalité faite de survivances, de temps d’incubation, de résurgences. Comment comprendre l a modernité dans cette historicité ? Il y a une multiplicité de temporalités qui interfèrent les unes avec les autres. Si l’on peut expliquer le gothique, le baroque ou l’expressionnisme par le sang des barbares, c’est parce que ces discours d’historiens de l’art ou d’anthropologues se fondent sur la thèse de la « permanence » des races. D’un côté, on demande aux oeuvres du passé de prouver cette permanence (les peuples contemporains seraient semblables aux figures des monuments anciens), et de l’autre on recherche les preuves formelles (plastiques) que le même sang produirait bien toujours le même art. Je pense qu’il reste beaucoup de ces thèses dans le regard que les modernes portent en particulier sur l’art non-européen. Ces modèles sont-ils selon vous toujours à l’oeuvre dans l’histoire de l’art aujourd’hui ? J’évoque l’historienne Svetlana Alpers, qui développe à la fin du 20e siècle la thèse de l’invention par Kepler d’une optique du Nord contre l’optique « hégémonique » d’Alberti. Cette thèse, qui s’inscrit dans un discours victimaire ancien dénonçant la supposée domination de la peinture italienne, est une aberration totale à tous points de vue. Aucun physicien n’a jamais accepté de différencier l’optique d’Alberti de celle de Kepler ! Les thèses d’Alpers ne sont pas sans rapport avec la manière dont