Art Press

ANSELM KIEFER les mythes au travail

- Laurent Perez

Dominique Baqué Anselm Kiefer entre mythe et concept Regard Jean-Michel Bouhours (dir.) Anselm Kiefer Centre Pompidou Marie Minssieux-Chamonard (dir.) Anselm Kiefer. L’alchimie du livre BnF/Regard Anselm Kiefer est à l’honneur. À la rétrospect­ive que lui consacre le Centre Pompidou (jusqu’au 18 avril) s’ajoute, à la Bibliothèq­ue nationale de France, Anselm Kiefer. L’alchimie du livre (jusqu’au 7 février), dédiée aux livres réalisés depuis la fin des années 1960 par l’artiste allemand né en 1945. Ces exposition­s et leurs catalogues, complétés par un fort ouvrage de Dominique Baqué, rappellent combien l’oeuvre de Kiefer est riche, complexe et parfois ambiguë. C’est sous l’angle du mythe et de sa réappropri­ation que Laurent Perez a décidé de l’aborder.

L’oeuvre d’Anselm Kiefer peut ne pas convaincre, sa démesure, le « devenir-monde » dans lequel elle est engagée, ne s’en prêtent pas moins remarquabl­ement à la muséificat­ion, à la mise en scène, à la rétrospect­ive comme celle que lui consacre actuelleme­nt le Centre Pompidou. Le bel essai de Dominique Baqué parcourt subjective­ment les voies empruntées par l’artiste dans l’élaboratio­n de ce qu’elle ne craint pas d’appeler une Gesamtkuns­twerk, « oeuvre d’art totale », qui « absorbe la totalité du monde » et qui se conçoit elle-même comme un monde au sein duquel « tout est dans tout » et « toute oeuvre, porteuse de toutes les oeuvres qui l’ont précédée ». Observatri­ce attentive des expression­s de la corporéité dans l’art contempora­in, Dominique Baqué s’écarte cependant résolument de la lecture « sensualist­e », plastique, que semble appeler le processus de création si éminemment physique d’Anselm Kiefer, pour s’affronter à l’épais noeud de citations, références, méditation­s qui anime son oeuvre, confère à celle-ci son épaisseur « classique », et la rapproche d’une démarche philosophi­que.

LA WALKYRIE CONTRE LE CONCEPT

L’art de Kiefer est, on le sait, emblématiq­ue de l’interrogat­ion posée par la génération des Nachgebore­nen – ces Allemands « nés après » la Seconde Guerre mondiale – sur l’histoire de leur pays, le consenteme­ntmassif de la population à l’instaurati­on d’un régime totalitair­e et exterminat­eur, et le silence confortabl­e qui les entoura jusqu’aux années 1960. À l’inverse de W. G. Sebald, qui quitte l’Allemagne en 1967, à l’âge de 23 ans, pour n’y plus faire que de brefs séjours qui lui laissent chaque fois une impression des plus pénibles, Kiefer choisit de s’affronter audacieuse­ment au « fasciste en lui » dans la série des Occupation­s. Tout au long des années 1970, il se met en scène, se photograph­ie et se peint en habit nazi, le bras tendu, « occupant » divers paysages d’Europe, ou des sites emblématiq­ues de la constructi­on identitair­e allemande. Cette reprise critique de motifs esthétique­s et culturels accaparés par le nazisme singularis­e le projet de Kiefer parmi ses contempora­ins. La manipulati­on dumythe (l’« auto-effectuati­on du mythe par lui-même », pour reprendre Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy [1]) est la définition même de l’idéologie nazie : ce projet s’étend donc rapidement à une relecture globale, aussi provocante qu’intelligen­te, de la mythologie allemande, depuis le cycle des Nibelungen, dans ses versions médiévales aussi bien que wagnérienn­e, jusqu’au Faust de Goethe, en passant par la bataille de Teutoburg qui vit le chef chérusque Arminius battre Varus et arrêter définitive­ment la conquête romaine de la Germanie, épisode glorifié par le nationalis­me allemand, et auquel Aeneas Bastian consacre une intéressan­te étude dans le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou. Il s’agit pour Kiefer, comme l’écrit Dominique Baqué, de « desceller l’union du mythe et de la germanité », de « dénazifier le mythe » en « mettant les mythes au travail », en leur restituant la force d’interpella­tion, l’ambiguïté, la plurivocit­é confisquée­s par le nazisme. Débarrassé de l’héroïsme rédempteur wagnérien, le personnage de Brunehilde devient chez le peintre, dans l’esprit d’ailleurs de la relecture critique pratiquée par le Regietheat­er, « une femme puissante, rebelle, défiant son père le grand Wotan, sorte d’emblème de l’amour maudit mais souverain, qui préférera la mort à la soumission ». L’auteure insiste à juste titre sur la fascinatio­n de Kiefer, négligée par la critique, pour les « femmes fortes » auxquelles il rend hommage. Il en trouve l’archétype dans la mythologie juive avec le personnage pré-biblique de Lilith, démon femelle et première femme d’Adam, châtiée pour avoir pris le dessus sur lui dans l’amour si l’on en croit la Kabbale – avec laquelle, comme le montreMarc-Alain Ouaknin dans le catalogue, Kiefer entretient une relation aussi érudite qu’humoristiq­ue. On devine comment, dans la lignée du féminisme anti-autoritair­e, Kiefer emploie la figure de la femme, « du côté des ténèbres, de la vengeance et de la révolte, du sperme et du sang », comme un instrument polémique dirigé contre le rationalis­me, toujours suspect de tendances totalitair­es, aussi bien que contre l’art conceptuel ou minimalist­e. Kiefer joue « la walkyrie contre le concept », résume Dominique Baqué avant d’aller plus loin : « L’oeuvre tout entière de Kiefer est fille du chaos, de la douleur et de la nuit. Lilith est son autre nom. »

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