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« DON QUICHOTTE EN JUPON »

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L’influence du texte sera considérab­le. Marivaux prêtera au héros de Pharsamon des folies qui ne sont pas sans rappeler celles du Chevalier. Flaubert, quant à lui, écrira à Louise Colet : « Je retrouve toutes mes origines dans le livre que je savais par coeur avant de savoir lire. » Le pouvoir d’évocation de Cervantès le subjugue : « Comme on voit ces routes de la Manche qui ne sont nulle part décrites. » Et Emma Bovary, dont les rêveries romanesque­s « servent de compensati­on à l’étroitesse du réel », n’est-elle pas un « don Quichotte en jupon » ? Et Frédéric Moreau ne se projette-il pas « dans une série de rôles qui lui sont inspirés par la littératur­e » ? Kafka fut fasciné par la parabole donquichot­tesque. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire le Château ou ces lignes dans lesquelles il évoque le serviteur du chevalier : « Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû précisémen­t être Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. » Le Don Quichotte est un classique qui nous est familier. Drôle d’affaire. C’est peut-être le premier roman mais c’est aussi le premier roman du roman – dans le sens que le langage même est au centre du livre. Et si Cervantès, en créant le roman, en l’inventant, donc en ironisant l’absolu, avait créé la modernité ? Rien de moins ? Impossible de réduire le texte à sa seule dimension comique ; impossible aussi de le réduire à la seule dimension tragique, ou à celle d’une fable – à moins qu’il ne s’agisse d’une « mise en fable » de l’écriture, comme le dira Michel Foucault. Impossible encore de le réduire à sa seule dimension esthétique. La forme du Quichotte n’a pas de statut car elle épouse, en avance, tous les genres. Jean Canavaggio, après avoir dressé le catalogue de toutes les innovation­s dont le chefd’oeuvre espagnol regorge, conclut : « Ainsi s’est construit peu à peu l’espace au sein duquel a trouvé pour la première fois son applicatio­n le principe selon lequel plus le héros de roman s’obstine à affronter le monde, plus celui-ci se rebelle ou se dérobe, creusant ainsi l’abîme, tragique ou comique, entre le réel et sa représenta­tion. »

Vincent Roy

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