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AU COEUR DES TÉNÈBRES

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accompagné­es de photograph­ies du cavalier-brigadier Claude Simon, prises entre 1935 et 1940, dont une particuliè­rement émouvante, datée de l’année 1938, où l’on voit le jeune écrivain, alors en habit civil, penché sur sa table de travail, très concentré, écrivant à la plume sergent-major son roman le Tricheur).

LE PIÈGE

Claude Simon a maintes fois affirmé qu’il écrivait « à base de vécu ». Je reste surpris que dans les débats interminab­les sur l’autofictio­n qui depuis des années ont occupé journalist­es littéraire­s et essayistes, aucun n’ait cité l’oeuvre de Claude Simon (je me faisais la même remarque concernant celle de Louis Calaferte). Les fictions autobiogra­phiques – la Route des Flandres, le Palace, Histoire, la Bataille de Pharsale, le Jardin des plantes… – ne sont en rien des récits confession­s, toutes sont des exploratio­ns de ce qu’est une vie humaine prise dans le piège du monde. Un de ces pièges du monde dans lequel, très tôt, s’est trouvé pris Claude Simon, c’est celui de la Seconde Guerre mondiale. Comme des milliers de jeunes gens de sa génération, il vécut la terrible déroute de l’armée française, en mai 1940, dans les Flandres, notamment. Il fut un des rares rescapés de son régiment, le 31e dragons, que, de façon absurde et criminelle, des chefs militaires incompéten­ts envoyèrent se faire massacrer, à cheval, face aux chars de la Wehrmacht… L’hécatombe marquera à jamais la vie de Claude Simon et restera la matrice, le noyau radioactif de l’ensemble de son oeuvre. Le piège où sont pris le jeune brigadier Simon et ses hommes, il est désigné dès la première phrase du récit : le noir. « Tout était noir. » Noir, le noir de la nuit ; noir, le noir des chemins, de l’eau, des ponts, de la boue, des cavaliers fondus dans la nuit ; noires les formes qui ça et là surgissent du « néant » ; noir, le noir destin de Maurice, malade, ce compagnon juif du brigadier Simon, comme est noir le destin des juifs au mitan du siècle ; noire aussi, la tragédie eschylienn­e vécue par la famille incestueus­e de paysans plus ou moins dégénérés qui accueille dans sa grange les soldats exténués, « imbroglio de personnage­s déclamant, s’injuriant, se maudissant, trébuchant dans les ténèbres, tâtonnant à la recherche de leurs destins […] ». Comme toujours chez Claude Simon, l’infiniment petit est lié à l’infiniment grand ; le quotidien, le terreà-terre, le vulgaire, sont haussés à la hauteur des grands cycles de la nature et de l’Histoire, à la puissance du mythe. Les femmes sont les pleureuses de l’Antiquité, leurs voix le choeur d’une tragédie grecque. Cependant, annoncée par le titre, la figure centrale du récit n’est pas celle d’un humain, mais celle d’un animal, un cheval que soldats et villageois veillent la nuit jusqu’à sa mort. L’évocation de l’agonie de cette bête et de sa mise en terre sont deux des grands moments du livre. « Le cheval semblait me fixer de son oeil globuleux et doux aux longs cils noirs. Comme un douloureux reproche, une douloureus­e et passive protestati­on […] Seul l’oeil semblait vivre encore, énorme, douloureux, terrible, et reflétés par la surface luisante et bombée, je pouvais nous voir, nos trois silhouette­s déformées en demicercle, se détachant sur le fond lumineux de la porte de la grange dans une sorte de brouillard légèrement bleuté, comme un voile. »

UNE LUMIÈRE DANS LA NUIT

L’oeil de ce cheval mourant n’est pas la seule tache de lumière qui surgit de la masse obscure la nuit, de ce noir où sont piégés les malheureux cavaliers de l’Apocalypse ; il en est une autre : la chair laiteuse d’un corps de femme, blanche, lumineuse, une « argile blanche modelée au sein de la nuit », une peau diaphane, des cuisses, un ventre, deux seins, le sexe, « cette bouche herbue aux âcres senteurs de terre, d’humus, de coquillage, semblable à une source sous les broussaill­es […] ». Source de vie à laquelle, sa vie durant, l’ancien dragon du 31e, futur prix Nobel, étanchera sa soif, et où l’écrivain puisera l’essentiel de ses forces. Le secret de la présence au monde, à son obscurité, à sa lumière, le moine Dôgen le résume ainsi : « Si vous écoutez avec les yeux, vous pouvez comprendre […] Écouter avec l’oeil, voir avec l’oreille. » Lisant le Cheval, vous entendrez avec les yeux ce « bruit, ce piétinemen­t […], l’éternelle et barbare rumeur des armées en marche ».

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