LARYS FROGIER pratique de la pensée
Thought as Practice
Larys Frogier, commissaire d’exposition, critique et historien de l’art, dirige depuis janvier 2012 le Rockbund Art Museum (RAM), musée privé de Shanghai. Engagé dans un ambitieux programme d’innovation, d’acquisitions, de recherche, de partenariats (tel le Hugo Boss Asia Art Award), et bien sûr d’expositions d’artistes, aussi bien locaux qu’internationaux, émergents que reconnus, il doit néanmoins faire face à certaines contraintes, la censure notamment, présente en Chine dans le champ des médias, de la culture et de l’éducation.
Comme à Rennes auparavant, Larys Frogier est pleinement engagé dans l’étude des enjeux esthétiques et sociétaux dans un contexte post-global, dont les profondes mutations exigent de repenser les modalités de création artistique autant que les pratiques curatoriales. C’est une étape décisive dans l’itinéraire de celui qui, en 1981, quitte Papeete et sa Polynésie natale pour Rennes, où il entreprend des études de philosophie puis d’histoire de l’art à l’université, où Jean-Marc Poinsot dirigera ses recherches. Celles-ci portent d’abord sur la temporalité dans la critique d’art des années 1970-80 aux États-Unis, autour du groupe October. Il s’intéresse très tôt aux études culturelles et précisément aux critiques et artistes activistes qui, en pleine explosion du sida, surent déplacer leurs activités, leurs créations, leurs expositions et jusqu’à leur schème de pensée. L’oeuvre de Felix Gonzalez-Torres le marque, comme les textes de Graig Owen et Douglas Crimp. Il commence un doctorat sur la représentation du sujet contemporain. Cette approche critique des courants post-structuralistes et néo-marxistes pourrait laisser croire que Larys Frogier s’intéresse davantage aux questions politiques et sociales qu’à la réalité formelle et sensible des oeuvres, et c’est peutêtre la frustration d’une proximité avec les artistes qui va convaincre cet enseignant dans l’âme de prendre la direction d’un centre d’art. « Je pense, confia-t-il des années plus tard, que l’enseignement est fondateur de tout, y compris de la manière de travailler au sein d’un musée. Un lieu d’exposition ne peut exister sans une pratique continue de la pensée ; c’est là son coeur d’activité. » Sa première exposition, intitulée ExChange (Simone Decker, Christelle Familiari, Felix Gonzalez-Torres, Nan Goldin, etc.), véritable manifeste, en 1999 à La Criée, à Rennes, s’inscrivait dans cette recherche sur « l’identification en tant qu’altérité », réponse à l’esthétique relationnelle et axe fondateur de sa position. Puis, pendant une douzaine d’années, il alterne expositions monographiques (Barthélémy Toguo, Emmanuelle Villard, Wang Du, Paola Pivi, Marcel Dinahet, Adel Abdessemed, Gianni Motti…) et collectives, dans un souci de transversalité, avec la danse contemporaine de nature performative en particulier (Loïc Touzé, Alain Buffard, Boris Charmatz…).
UN MUSÉE PRIVÉ ET INNOVANT
Larys Frogier arrive à Shanghai avec une conscience aiguë de l’échec, en France, d’une culture administrée, dans l’incapacité de prendre en compte les véritables enjeux de l’art. Dans une situation quasiment vierge, donc ouverte, il entend mettre en oeuvre un projet innovant mais reposant solidement sur ses convictions intellectuelles, artistiques, éthiques. Le RAM est un musée privé, ouvert en 2010 et qui, jusqu’à son arrivée, montrait de l’art contemporain chinois en vogue localement. Sa situation, en léger retrait du Bund, son architecture des années 1930, rénovée par David Chipperfield, ses dimensions modestes (environ 2500 m2), au regard des mastodontes qui s’imposent làbas, en font une entité singulière. Mais c’est son projet qui fait référence dans la mégapole et dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. Point ici d’expositions clé en main achetées à prix d’or aux institutions occidentales, pas d’art destiné au seul marché chinois, pas de locations commerciales des espaces ; mais la constitution d’un comité d’experts, où l’on croise les commissaires d’expoisition Ute Meta Bauer, Yuko Hasegawa, Hou Hanru, Alexandra Munroe, et le présidente de la fondation Re Rebaudengo (Turin), Patrizia Sandretto, garant du projet scientifique, des expositions conçues par et pour le lieu. Il s’agit ici de proposer à la fois des artistes internationaux (Ugo Rondinone ou Mark Bradford y ont montré des ensembles inoubliables), ainsi que des créateurs chinois confrontés à une actualité et à des enjeux inédits. Les monographies (celle consacrée à Chen Zen, la première en Chine depuis son exil, a mar-