ARTAUD ET CÉLINE la médecine, y croire ou pas
Antonin Artaud Lettres. 1937-1943 Gallimard Louis-Ferdinand Céline Lettres à Pierre Monnier. 1948-1952 Gallimard, « Les Cahiers de la NRF »
L’un croyait à la médecine, l’autre n’y croyait pas. Le premier, Louis-Ferdinand Céline, soignait son style faute de malades. Son idéal ? Il le confie à son nouvel éditeur Pierre Monnier: « Guérir un coryza. » Le salut existe. Le second, Antonin Artaud, lutta jusqu’au bout dans l’espoir de mettre fin à cette religion de la mort qu’incarnait pour lui la médecine moderne. Sa conviction ? Il l’écrira dans Aliénation et Magie noire : « S’il n’y avait pas eu demédecins, il n’y aurait jamais eu de malades. » Par-delà cette divergence, la publication simultanée aux éditions Gallimard de lettres d’Artaud et de Céline est l’occasion de faire entendre un rapprochement fulgurant entre ces deux grands prophètes lyriques, ces deux rappeurs avant l’heure que la pulsation – la « vibe » ! – du français maintenait en vie, et qui, en dehors d’une familiarité biographique évidente, concevaient un même adversaire intime : la société française, avec ses coups de filet, ses contes falots, ses cas de folie. Et, partant, la certitude d’un triomphe du rythme par-delà cette malédiction hexagonale. « Les morts qui ressuscitent, font toujours scandale ! », prévient Céline, sûr de son coup de théâtre, au moment de son retour en France, en 1951. « Patience le jour de la résurrection est proche », annonce Artaud, sûr de son théâtre du coup, dans une tonalité qui rappelle les billets de la folie de Nietzsche. Inquiet, le lecteur pourra toujours se réfugier derrière la conviction que le premier était antisémite et le second aliéné. Ça ne le sauvera pas de la déflagration. Ce tome de correspondance de Céline couvre les années 1948-52 ; celui d’Artaud va de 1937 à 1943. Chacun son exil. Céline, réfugié dans la campagne danoise, se décrit lui et sa femme « vivants comme des rats gelés ». Si l’irruption de Monnier dans sa vie lui permet d’espérer sortir de son impasse éditoriale, l’urgence, dans l’espoir de terminer en fanfare Féerie pour une autre fois, c’est de tenir physiquement. Pour Artaud, c’est le début de ses internements successifs, suite à ses péripéties irlandaises et à un turbulent voyage de retour au Havre sur le paquebot le Washington où le poète prétend avoir été agressé dans sa cabine, dans une aventure qui évoque précisément celle de Bardamu à bord de l’Amiral Bragueton. Artaud souffre. Quand Céline attend un article favorable, lui attend de l’héroïne ; pourtant, à quelques années de distance, leur état d’esprit est identique, c’est celui du persécuté : « Je ne suis pour la collectivité humaine qu’un cadavre bon à donner aux chiens », écrit Artaud en des termes parfaitement céliniens. Un complot qui, parce que formulé en français, prendrait, à les entendre, une sorte d’ampleur létale exigeant en retour une réaction stylistique d’envergure. Céline le répète à longueur de lettres, le Français est la pire déclinaison humaine. « Tout Français vivant, à de rares exceptions près qui sont toutes marquées d’un signe, est un damné », écrit Artaud en écho.
NÉS-DE-LA-SUEUR
Céline demeure dans les limites imparties culturellement à l’homme de lettres, la haine dont il se sent victime devient l’objet d’un diagnostic professionnel rassurant : « Entre moi et mes accusateurs, il y a un fossé infranchissable, une question d’espèce, presque de sexe. » Pour Artaud, l’accusateur présente un profil autrement inquiétant : celui, vaste et vampirique, de l’initié. Que veulent ces initiés ? « Ils n’ont jamais eu d’autre but que de “consommer” la perte des autres au profit de leur propre conservation. » Qui sont-ils ? « Presque tous des femmes, et même, des hommes qui y sont mêlés, on peut dire qu’ils ont le bas côté lippu de la sexualité avilie de la femme. » D’où cette extraordinaire notation freudienne : « Les initiés qui sont la féodalité moderne de l’argent sont aussi et surtout la féodalité du coït » (DSK, tu es démasqué!). Ailleurs, ces initiés, Artaud les appelle d’une formule étrangement gnostique : des « Nés-de-la-sueur ». Ces Nés-de-lasueur, ces parasites, il agit envers eux à la manière d’un corbeau cabaliste : il les dénonce, les recense à travers des listes mystiques où se mêlent aussi bien ses proches qu’Hitler, ses amis que Lacan, ses éditeurs que Jouvet (accusé de vendre les plans d’une fusée magique !). Pas question de lire ses lettres en dehors de leur contexte historique. Le 27 mai 1939, Artaud passe à l’action : « J’ai déjà brûlé des milliers de personnes dans Paris depuis 48 heures, j’ai fait sauter le Pont d’Austerlitz hier après-midi vers 5h1/2, j’ai envoyé des feux sur le Dôme, j’ai fait sauter le carrefour Montparnasse Raspail, j’ai disloqué le Bd Haussmann ce matin, et ce n’est qu’un commencement. » Ces menaces convergent de manière inattendue avec l’actualité, n’est-ce pas – on imagine Artaud sur YouTube donnant des leçons de composition et de théâtralité aux islamistes ! Le 5 juin, il expédie un véritable tract satanique : « JE FERAI DECERVELER PILONNER ET CARBONISER LES PETITS ENFANTS DEVANT LEURS MERES CAR POUR MOI IL N’Y A PAS D’INNOCENTS. » Et tant pis pour le Nobel ! Céline a toujours récusé le statut d’écrivain autant que celui d’artiste au profit d’une expérience à la fois mystique et artisanale de la langue. Il écrit à Monnier : « Comme saint Thomas je veux voir pour croire à l’abjection des hommes. J’ai vu. Je n’aurai donc pas vécu pour rien. » Artaud écrit à Roger Blin : « J’ai horreur de la littérature, de la poésie, de l’art. Je ne crois qu’à ce que je vois. » Coïncidence ? Deux proscrits à prescrire d’urgence contre la grande maladie sociale.
Thomas A. Ravier