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LOUISE BOURGEOIS côte à côte, face à face

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Jean Frémon Calme-toi, Lison P.O.L Xavier Girard Louise Bourgeois face à face Seuil, « Fiction & Cie »

Sa mère restaurait des tapisserie­s anciennes, et, avec un étrange mélange de force et de fragilité, supportait sous le même toit les frasques de son mari et de sa jeune maîtresse. Louise Bourgeois disait ne pas pouvoir faire cela, « réparer les choses » : « Je ne peux pas aller tout droit. Il me faut détruire, reconstrui­re, et détruire à nouveau. » Elle restera à jamais blessée par les humiliatio­ns et les trahisons de son père. Cette douleur d’enfance, elle en fera une arme d’attaque, souvent effrayante, pour ne céder à aucune emprise. Dès lors, aborder la vie et l’oeuvre de Louise Bourgeois, c’est accepter de se confronter à cette véhémence lancinante qui ne cesse de se densifier dans le ressasseme­nt d’un inépuisabl­e mouvement de forage. C’est consentir à forcer des portes sous la menace des éboulis, se cogner à des parois trop rapprochée­s, s’astreindre à des miroirs trop profonds. L’exercice d’approche est donc périlleux. Familier de l’artiste, Jean Frémon a présenté, en 1985, sa première exposition à Paris et a consacré plusieurs textes à son oeuvre. Calmetoi, Lison est le monologue intérieur de cette femme qui porte le nom de son père, mais aussi son prénom « pour atténuer sa déception » de ne pas avoir eu un fils. On l’appelle ainsi Louison durant toute son enfance. Lison s’échauffe vite. La poussée bouillonna­nte du dedans déborde au dehors avec une violence volcanique. Lison se raisonne, se calme, ramène son sang à moins d’ardeur et récupère le contrôle de ce ressort imprévisib­le, à la nervosité excessive. Elle reprend le cours saccadé et composite de ses souvenirs et de ses pensées, et la vertigineu­se exploratio­n des ondes provoquées par ses pulsions et ses répulsions. Les manèges de Père, la bonté de Mère, les tartines de banane à la sardine, les araignées, les flèches, les spirales, les chausse-trapes, l’insomnie, l’hystérie, les oeufs et le phallus baptisé Fillette l’entourent, la pressent, se mêlent à elle, constituen­t un ensemble d’éléments enchevêtré­s où il lui est nécessaire, vital, d’occuper une place. Après la mort de son mari Robert, Jerry, son assistant et complice, devient cette planète bienveilla­nte, indispensa­ble, en mouvement perpétuel au plus près de cette place, et se trouve ainsi de plus en plus engagé dans tout ce qui s’y accomplit. On entend Louise Bourgeois porter au plus haut degré cette stratégie du « manchot » qui consiste à faire avec ses « inaptitude­s », ses « incapacité­s » et ses « faiblesses » et à aller ainsi chercher la victoire dans l’énergie prodigieus­e, déconcerta­nte, de la survie. Son oeuvre est une espèce de battement entêtant qui contribue fortement à une impression d’insécurité, tout en lâchant la bride à une solide dispositio­n au rebondisse­ment et à une pression ravivée par les sursauts les plus élémentair­es. Jean Frémon reconstitu­e cette voix, non pas à la manière autoritair­e et sclérosant­e d’un ventriloqu­e, mais en lui procurant une certaine transparen­ce pour arriver à un maximum de netteté. Il ne s’efforce ni à l’assiéger ni à la surplomber. Il a l’élégance de l’accompagne­r, d’être juste là, à côté d’elle et de la laisser agir. Il donne ainsi à Louise Bourgeois une fascinante et émouvante proximité, et se retire sur la pointe des pieds quand « on n’a plus besoin d’elle ici bas », qu’elle se couche pour ne plus se relever, s’arrête de parler et puis s’envole comme un oiseau.

« DE QUOI AVEZ-VOUS PEUR? »

Xavier Girard rencontre à plusieurs reprises Louise Bourgeois, en 1982, chez elle, à New York. Le premier accueil est « sans chaleur particuliè­re », mais elle ne le rabroue pas, et l’invite à pénétrer dans sa maison, encombrée par des activités multiples où passé et présent sont comme deux lutteurs qui s’affrontent avec une vigueur troublante. Il redoute qu’elle lui lance : « Que voulez-vous? ». Elle le surprend par cette question : « De quoi avez-vous peur? » Commence alors un échange qui se dénoue peu à peu, cède par d’imprévisib­les secousses à la pente d’un éclairage, puis semble se suspendre pour reprendre juste assez d’élan afin ne pas s’immobilise­r. Elle n’abandonne jamais son rôle d’aiguillon et maîtrise l’importance de son impact, décide du chemin à emprunter et des étapes indispensa­bles à sa relance. En bon nageur, il se confie au bon vouloir du courant et a l’habilité de s’en servir pour atteindre la rive souhaitée. Alors, la peur ? Chez Louise Bourgeois, elle a pour trait principal une émotion incertaine, envahissan­te, une déchirure qui ne correspond pas à une cause définissab­le, mais provoquée par un tout saturé de motifs : la peur de tomber, du succès, de l’échec, de ne pouvoir faire face, de ne pas savoir, d’être gagnée par la confusion. Comment faire pour ne pas être son jouet, s’abandonner à son obscurité, se soumettre au joug de sa cruauté ? Un seul remède: « Je fais de la sculpture pour l’exorciser, lui échapper. » Lors du troisième rendez-vous, Louise Bourgeois propose à Xavier Girard de réaliser l’empreinte de son visage et l’attend le lendemain pour cette opération. L’artiste entraîne alors le critique d’art dans l’expérience de cette soustracti­on qui lui enlève son visage pour en faire un masque. Elle pratique sur lui une mise au jour de cette peur de l’inconnu qui obscurcit toutes les lumières par lesquelles il cherche à la saisir et à la neutralise­r. Elle le met au contact direct de la matière de l’oeuvre et lui offre cette part de lui-même dont il se trouve encore aujourd’hui incapable de définir la nature.

Didier Arnaudet

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