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INTERVENTI­ONS NÉCESSAIRE­S

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Aragon demandera plus tard, dans son célèbre essai accompagna­nt la sortie de Pierrot le fou, « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? » Gageons que le cinéaste a pu demander auparavant : « Qu’est-ce que l’art, Élie Faure ? » Ce dernier s’avère fréquemmen­t invoqué lors de textes et entretiens de JLG comme inscrit dans une filiation critique : « Il y a euDiderot… Baudelaire… Élie Faure… Malraux… puis François [Truffaut] », mêmes noms égrenés plus tard lors d’un hommage à Serge Daney le « ciné-fils » : « La boucle donc se boucle. Denis, Charles, Élie, André, André encore [Bazin], Serge. Ce que la France seule a su donner au monde sans exiger de récompense. » Nul mieux que Godard ne sait invoquer les mânes des grands disparus. Cependant, la réflexion d’Élie Faure nous apparaît aujourd’hui plus qu’historique : vivante et contempora­ine. Rien n’indique un lien direct entre Élie Faure et le cinéma et pourtant la publicatio­n de Pour le septième art dans une édition exhaustive, annotée et documentée de Jean-Paul Morel pourrait remodeler le regard d’une nouvelle génération de cinéastes, chercheurs, critiques ou tout simplement cinéphiles, en prouvant qu’il s’est intéressé au cinéma bien avant que le cinéma ne s’intéresse à lui. Il est désormais possible de mesurer qu’Élie Faure fut un spectateur plutôt éclairé même s’il ne prétendit jamais devenir critique de cinéma. L’intuition du grand historien de l’art lui permet de déceler la nouveauté partout où elle peut poindre : « Charlot, le seul poète de ce temps », l’avant-garde française incarnée par Abel Gance, notamment dans son Napoléon, Sergueï Eisenstein, « l’un des premiers metteurs en scène du monde », qu’il défend contre la censure touchant la Ligne générale et à qui il rend visite sur le plateau de Que viva Mexico !, ou encore le cinéma américain à propos duquel il peut déclarer : « Les Américains sont des primitifs, et en même temps des barbares, ce qui fait la force et la vie qu’ils infusent au cinéma », sans oublier Jean Vigo, en qui il reconnaît « le plaisir de respirer, dans ce cadre si net, si parfaiteme­nt dépourvu d’empâtement­s et de boursouflu­res », à la manière d’un Corot.

CINÉPLASTI­QUE

Jean Renoir peut déclarer dans un hommage liminaire : « Je ne puis songer à Élie Faure sans l’imaginer en train de parler avec mon père. Je les vois tous deux, par l’âge, hommes du siècle dernier, discutant de quelque question quotidienn­e. Ils parlaient rarement d’art. Une sorte de pudeur les éloignait des grands sujets. » Pourtant, il n’en demeure pas moins que le grand historien de l’art devient face au cinéma un véritable visionnair­e, à l’égal des cinéastes Eisenstein, Gance ou Jean Epstein. En effet, l’ultime partie du recueil déploie une pensée du cinéma qui semble sur bien des points accompagne­r le meilleur de la réflexion contempora­ine et à venir : il se garde de voir dans le cinéma un surgeon tardif du théâtre, art selon lui en décomposit­ion par généralisa­tion du goût, tout comme il ne désire pas l’inféoder à la peinture, dont il pressent aussi l’agonie (« Ce n’est pas la première fois qu’un art cesserait d’être ou n’occuperait plus qu’une place secondaire parce qu’il ne répondrait plus à des exigences communes. »). Il voit dans le cinéma « une architectu­re en mouvement », une « cinéplasti­que [...] qui créera et qui a déjà créé ses artistes » en se pensant comme art et science qui « incorpore le temps à l’espace. Mieux. Le temps, par lui, devient réellement une dimension de l’espace ». Il va même jusqu’à voir dans le cinéma « le passage progressiv­ement accéléré des rythmes de la machine dans les rythmes du geste humain ». Il est plus qu’urgent de lire ou relire Élie Faure, dans sa baignoire ou ailleurs...

Jean-Jacques Manzanera

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