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Jacques henric

Le feuilleton

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Catherine Millot La Vie avec Lacan Gallimard, « L’infini »

Des livres sur Lacan, sur ses écrits, sur ses théories, sur sa pensée, il est probable qu’on puisse en remplir des bibliothèq­ues. Devraient s’ajouter, sur les rayonnages, les vies de Lacan, dont l’incontourn­able biographie d’Élisabeth Roudinesco, en plus des abondants témoignage­s de ceux et celles qui ont approché le Maître : écrivains, artistes, anciens patients, analysants devenus à leur tour psychanaly­stes… Mais une vie avec Lacan…! Voilà qui est plus rare, et d’autant plus précieux qu’écrite par une femme, par une femme qui, jeune alors, fut son analysante puis vécut de longues années à ses côtés. Avec son livre, la Vie avec Lacan, nous avons donc aujourd’hui le témoignage d’une femme, Catherine Millot, qui a entretenu un lien amoureux – à la fois profond et léger, comme elle le laisse entendre d’entrée – avec un homme devenu célèbre pour avoir consacré sa vie à mettre au jour ce qu’il en est de l’amour.

SAISIE DE L’INTÉRIEUR

Que cette femme, Catherine Millot, soit l’auteur de remarquabl­es études sur Tolstoï, Gide, Mishima, Genet, Jeanne Guyon, Simone Weil, Etty Hillesum, et de ce bel essai autobiogra­phique Ô solitude (Gallimard, «L’infini », 2011) me dispense de mettre en garde nos lecteurs contre la mauvaise surprise que serait pour eux la lecture d’un livre où on trouverait déballées de croustilla­ntes anecdotes sur la vie sexuelle d’un certain Jacques L.. Ne cachons pas que son récit, d’une grande pudeur, tient d’un exercice de haute voltige. Il lui a fallu découvrir comment, analysante de Lacan, elle a dû, comme je le suppose, pour que marche son analyse, pour que se déclenche le fameux processus du transfert, se trouver face à un sujet supposé savoir dont elle ne devait pas voir apparaître les faiblesses, les manques, les failles, les petitesses. Est-ce pour cette raison que l’éthique du psychanaly­ste lui impose de ne pas draguer ses patients ? En tout cas, comment, en l’occurrence, ce type très particulie­r de lien amoureux qu’est le transfert a-t-il évolué, plutôt faudrait-il dire at-il été soudain remplacé par un sentiment d’une nature radicaleme­nt autre : l’amour. C’est précisémen­t ce que, explicitem­ent et parfois entre les lignes, donne à comprendre, et c’est sa singularit­é et sa force, le récit de Catherine Millot. Au début, ça lui paraissait simple. Elle écrit, ce sont les premières lignes du livre : « Il fut un temps où j’avais le sentiment d’avoir saisi l’être de Lacan de l’intérieur […]. C’était comme si je m’étais glissée en lui. » Ce qui allait de pair, ajoutet-elle, avec la conviction qu’elle se sentait « transparen­te » pour lui, qu’il avait sur elle, « un savoir absolu ». « J’ai vécu à ses côtés pendant des années dans cette légèreté. » Et puis, « le poids de réel » du granthomme s’est imposé ; est-ce alors que l’amour est né ? Poids de réel qui l’aurait rendu moins grand à ses yeux ? Paradoxale­ment, pas du tout. « Sa particular­ité, sa singularit­é, ce qui en lui était irréductib­le », voilà de quoi il est question dans ces pages qu’on pourrait ajouter, pour les compléter, parfois les contredire, et ainsi les enrichir, à celles de De l’amour, de Stendhal. Ecce homo. Pas un Dieu, un homme, mais quel ! Avec ses grands et petits côtés, mais dont les petits ne font, tous comptes faits, qu’ajouter à la grandeur des grands. « Aujourd’hui, écrit Catherine Millot, et ce sont les dernières lignes de son livre, j’ai l’âge que Lacan avait quand je l’ai connu. Est-ce ce qui m’a décidé à livrer ses souvenirs ? Comme un rendez-vous à honorer, une manière de le retrouver […]. La mémoire est précaire, mais l’écriture ressuscite la jeunesse des souvenirs. Le temps d’écrire, j’ai retrouvé quelques jours anciens et, par éclairs, m’était rendue l’entièreté de son être. » L’entièreté de son être, pour la retrouver, Catherine Millot a l’attitude du peintre faisant un portrait. Il faut à celui-ci un espace entre le modèle et lui, lui et sa toile. Quand, parlant de Lacan et elle, il arrive à Catherine Millot de dire « nous », elle se reprend aussitôt : « J’ai l’impression d’une fausse note. Il y avait lui, Lacan, et moi qui le suivais, ça ne faisait pas un “nous”. » Pas un « nous », et pourtant leur liaison ressemble à ce qu’on pourrait appeler, sans fuir le cliché une « belle histoire d’amour », avec les inévitable­s voyages à Rome, à Venise, les vacances communes, la vie dans la maison de campagne de Lacan à Guitrancou­rt, les non moins immanquabl­es brûlures de la jalousie… Mais, quelques formules lacanienne­s, désormais inscrites dans le marbre, aideraient peut-être à éclairer cette bizarrerie. Quoi qu’il en soit, c’est la distance maintenue, parfois douloureus­ement, qui nous vaut à coup sûr le très inattendu et très émouvant portrait de cet homme fonceur, né sous le signe du Bélier, comme il aimait le rappeler, dont Catherine Millot nous fait découvrir la drôlerie, l’humour, les fragilités, les fidélités, la générosité.

LE RÉEL

Fonceur : Catherine Millot nous apprend qu’au volant de sa voiture, où les pointes à 200 km/h font trembler la passagère, les feux rouges ne l’arrêtent pas. Foin des limites et des interdits ! Un dur, Lacan, oui, qui se ballade avec un coup-de-poing américain dans les poches, mais c’est aussi un enfant de cinq ans que Catherine Millot a parfois devant elle. Un non-croyant, Lacan, oui, mais lecteur de saint Thomas, aimant la Rome catholique et se plaisant en la compagnie de prélats, côtoyant évêques et cardinaux. Lecteur de Freud, bien sûr, mais aussi du Sapeur Camembert et de la Famille Fenouillar­d. Admirateur de la Thérèse du Bernin, mais qui a pour idéal de beauté féminine Brigitte Bardot… Tout méprisant des obstacles qu’il fût, il est arrivé maintes fois qu’au réel, ce fameux Réel qu’il a théorisé, contre lequel on ne peut rien, il se heurta durement : lors de la mort accidentel­le de sa fille Caroline en 1974, et de sa propre mort annoncée. « Il s’agissait pour lui, dans la vie comme dans une cure, d’aller jusque-là, jusqu’à cet infracassa­ble de la réalité. » Et c’est pourtant le même homme qui, de la mort, avait écrit : « Cette mort, principe du vrai, ce n’est jamais que du chiqué. » Mais de l’amour, parmi toutes les définition­s qu’il a pu en donner, il a eu celle-ci, inhabituel­le : un « caillou riant au soleil ». Il est vrai qu’elle était adressée à une femme aimée, très réelle.

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