Apichatpong Weerasethakul mysterious object at noon
Sortie le 27 janvier 2016 Découverte ou redécouverte, le premier film d’Apichatpong Weerasethakul,
est visible en salles pour la première fois en France. l’avait interviewé en 2009 (1), alors que son travail était montré au Palais de Tokyo et au musée d’art moderne de la Ville de Paris, juste avant qu’il ne reçoive la Palme d’or du Festival de Cannes pour son film Oncle Boonmee, celui qui se souvient des vies antérieures. Cette nouvelle sortie est l’occasion de revenir sur son oeuvre.
Fantasme de critique : le premier item dévoilé d’une série qu’on connaissait jusque-là incomplète, l’objet princeps susceptible d’éclairer tous ceux qui en sont dérivés, un peu comme Eraserhead de David Lynch contiendrait en germe les scènes familiales de Blue Velvet et Fire Walks With Me, voire la réversibilité objectif/subjectif dans le ruban de Moebius de son poisson-bébé. Mysterious Object at Noon, tourné en 1998, premier long-métrage d’Apichatpong Weerasethakul, est un « objet », comme son titre l’indique, de ce type. Pas tout à fait mystérieux cependant, puisqu’il a beaucoup tourné en festival et qu’il est paru en DVD chez MK2 en 2009, couplé avec Blissfully Yours. Mais c’est sa première sortie en salles, dans son noir et blanc rugueux, à l’esthétique parfois vintage, laissant apparaître à sa surface des rayures d’une autre époque : film « de cinéma » révélant son médium. Parfois classé comme « documentaire », Mysterious Object at Noon ressortit surtout au dispositif, à la mise au jour de sa propre poétique : l’équipe du film parcourt la Thaïlande et soumet aux personnes qu’elle rencontre un récit à continuer comme un cadavre exquis, celle d’un garçon handicapé et de sa professeure. À un moment, on aperçoit Joe, comme on surnomme Weerasethakul, intervenant pour faire enlever un projecteur avant une prise, dénonçant le faux naturel de ce à quoi on vient d’assister. Entre les entretiens, la fiction inventée se donne à voir sur le même plan que le « documentaire », parfois avec les mêmes acteurs, parfois avec d’autres. Per- méabilité du créateur et de la création. En particulier dans la séquence d’ouverture, qui conjugue le travelling subjectif du road movie, un son horschamp d’autoradio puis, au même niveau, une voix de mégaphone faisant des annonces poissonnières (douze baths seulement la sauce de limule), avant de comprendre qu’elle est celle du chauffeur de la voiture où nous étions.
DÉLICES DE L’AMBIGUÏTÉ
Cette histoire à poursuivre, qui sort aussi d’une certaine façon de notre bouche, se brode au fil des rencontres, divague, s’embrouille, se remet en question avant de partir en quenouille pour de bon dans l’avant-dernière séquence, sans doute la plus touchante – et un hapax dans la production de Weerasethakul : un groupe d’élèves d’une école, cadrés en masse devant l’objectif, se chamaille pour allonger sans y parvenir le récit au moyen d’un extraterrestre et d’un esprit en forme de tigre, tradition et pop culture mêlées. « Reste pas comme ça, aide-nous », enjoint l’un des gosses à un camarade jusque-là resté muet. Celui-ci décide de tuer tous les personnages pour en finir. Et même de les éliminer à coups de couteau sadiques, signe que cette histoire commence à suffire. Voyant que sa solution narrative n’est pas tout à fait réglo, il glousse tout du long. Pendant ce temps, un des gamins ou gamines, on ne saurait dire, tripote amoureusement les cheveux de celui qui racontait précédemment et donne des coups d’épaule à tous les autres. Délices drôles de l’ambiguïté.
UN JEU D’ENFANTS
« – Ça ressemble trop à un jeu. – Il aurait fallu avoir un scénario », notent, un peu paumés, les personnages incarnant l’équipe du film, vers le milieu de celui-ci. De fait, Mysterious Object s’achèvera sur les images d’un jeu d’enfants. Pourquoi le garçon est-il infirme par exemple ? Ils interrogent les gens. Parce qu’il est né comme ça ? « On ne naît pas tous avec un corps parfait », explique sagement un homme. Nous voilà dans une anthropologie à la Varda (Daguerréotypes) ou Marker (le Joli