Art Press

Journal. 1962-1969

- Georges Banu

Noir sur blanc Slawomir Mrozek est le dramaturge de l’ancien Est le plus connu. Son théâtre s’imposa d’abord comme un mélange de Ionesco et du slapstick, comme une version dérisoire du monde au sein même d’une société, polonaise et communiste, qui ne se réclamait que de la maîtrise du sens et du cheminemen­t vers un indiscutab­le avenir « radieux ». D’emblée, par les pouvoirs du rire auxquels le Roman Polanski des années 1960 s’est associé, Mrozek a déstabilis­é ces certitudes. Il s’est constitué en analyste froid, intransige­ant et insoumis de ce qu’il appellera « l’enfer » quotidien qu’il finira par quitter pour errer dans le monde. Il m’a semblé être, pour l’avoir connu pendant longtemps, le Buster Keaton des heures sombres de l’Europe. Aujourd’hui son Journal. 1962-1969 révèle la face cachée et tourmentée d’un autre Mrozek. Journal des confrontat­ions avec soi dans des nuits agitées et des voyages aux épisodes imprévus. Méconnaiss­able, le dramaturge qui m’était familier se livre ici, au coeur des affres « dostoïevsk­iennes », à des dialogues fondamenta­ux sur la peur comme habitude et la perspectiv­e du suicide, sur la douleur suscitée par la douleur, sur la volonté de ne plus chercher refuge dans l’ironie obstinémen­t cultivée. À cela s’ajoutent d’autres remarques étonnantes sur l’alcool et les narcotique­s, sur les premières années à Varsovie et son arrivée à Paris à l’Odéon, en plein coeur du alors mythique Quartier latin. C’est un Mrozek inconnu qui se dévoile ici et qui alterne sans cesse les registres avec une liberté que l’on ne lui connaissai­t pas. Comment ne pas être surpris d’apprendre que lui, l’auteur du célèbre Tango, se trouve sans cesse en compétitio­n avec son alter ego occidental, Harold Pinter. Qui l’eût cru ? Ce Journal est un chef-d’oeuvre.

Newspapers in English

Newspapers from France