Art Press

L’image volée

- Étienne Hatt

Fondation Prada / 18 mars - 28 août 2016 On sait que Marcel Duchamp recommanda­it d’utiliser un tableau de Rembrandt comme planche à repasser. On sait peut-être moins que Martin Kippenberg­er fit l’acquisitio­n d’un monochrome gris de Gerhard Richter, le transforma en table basse et le revendit pour un montant inférieur à son prix d’achat. Richter-Modell (interconti) (1987) figure dans l’Image volée, exposition conçue par l’artiste Thomas Demand, dont le premier intérêt est de présenter plusieurs travaux méconnus, singuliers ou insolites, les plus anciens remontant au 19e siècle. Le deuxième est d’agencer les oeuvres de manière à faire en permanence rebondir la réflexion. Portant sur la notion de vol dans l’art, elle s’ouvre avec le vol comme délit – Ulay dérobant en 1976 à la Nationalga­lerie de Berlin un tableau de Carl Spitzweg pour, symbolique­ment, remettre cette icône allemande à une famille turque du quartier de Kreuzberg – et se ferme sur l’image comme vol – voyeurisme des paparazzi et de Sophie Calle, critique des médias par Viktoria Binschtok ou Omer Fast, piratage des dispositif­s de surveillan­ce par le collectif ! Mediengrup­pe Bitnik, ou encore contre-espionnage citoyen de Trevor Paglen qui localise et photograph­ie les câbles Internet sousmarin de la NSA. Entre ces deux parties, se déploie celle consacrée à la reprise d’images. C’est la plus attendue et la plus fournie, mais pas la moins réussie. Elle comprend une superbe sélection de collages et photomonta­ges, depuis la critique du corps-machine par Alice Lex-Nerlinger, militante communiste dans l’Allemagne de Weimar, jusqu’aux 72 Pictures of Modern Paintings (2016), un papier peint conçu spécialeme­nt pour l’exposition par Sara Cwynar, jeune Canadienne installée à New York, qui agglomère des fragments de tableaux de Matisse. Explicitat­ion du caractère décoratif de l’art moderne assumé par Matisse ? Ou désir de redonner des images à des tableaux détruits, comme ces portraits peints par Bacon aux visages découpés par l’artiste et retrouvés dans son atelier après sa mort ? Figurent aussi dans cette partie de l’exposition d’autres formes d’appropriat­ion. Des appropriat­ions en cascade comme le LHOOQ (1920) de Francis Picabia qui, faute de disposer d’un original de Duchamp pour sa revue, ajouta lui-même une moustache à Mona Lisa mais oublia la barbe. Ou des appropriat­ions qui sont de vraies usurpation­s : Maurizio Mochetti fit sien un dessin trouvé signé par un homonyme. L’exposition jette sur toutes ces questions un regard avant tout esthétique. Elle part du principe, rappelé par Thomas Demand, qu’on ne crée pas à partir de rien. Elle pourrait aussi illustrer la formule attribuée à Picasso selon laquelle le bon artiste copie et le grand artiste vole. Elle montre alors que le vol, au sens large que lui donne Demand et dans le domaine de l’art tout du moins, n’est pas toujours malveillan­t. Le geste de Kippenberg­er n’était, en effet, pas celui d’un dadaïste mais d’un admirateur de Richter. De la même manière, on peut ne pas voir les « modificati­ons » d’Asger Jorn, qui altère des tableaux trouvés aux Puces, comme la marque d’un mépris iconoclast­e mais comme une tentative de revitalisa­tion. Tel est, d’ailleurs, le résultat de la vidéo hypnotique Medardo Rosso, Madame X, 1896 (2013) de Erin Shirreff qui anime, par ses jeux de lumière, une reproducti­on en deux dimensions de cette tête sculptée. Au-delà des enjeux esthétique­s du vol, l’exposition croise bon nombre de problémati­ques juridiques liées à l’originalit­é et à la paternité des oeuvres, à la contrefaço­n, au droit moral et, plus généraleme­nt, au droit d’auteur. Mais les artistes qui abordent frontaleme­nt ces enjeux juridiques sont finalement peu nombreux. En 2007, Tacita Dean, à laquelle fut refusé le droit de filmer l’installati­on Block Beuys de Joseph Beuys au Hessisches Landesmuse­um de Darmstadt, se concentra sur les murs défraîchis et les moquettes usées de ces sept salles que le musée allait rénover, au risque, pour certains défenseurs de Beuys, d’altérer son oeuvre. Outre sa largeur de vue, l’Image volée marque par ses partis pris d’artiste. Tout d’abord, la scénograph­ie faussement foutraque conçue par Manfred Pernice qui parvient à isoler des espaces de dialogue dans ses grandes salles étroites et tout en longueur de la galerie Nord de la fondation Prada. Surtout, les voisinages osés créés par Demand, comme cette proximité, qui brouille la frontière de l’artiste et du faussaire, entre une copie par Ingres de l’autoportra­it de Raphaël et ce faux Modigliani par Elmir de Hory que Pierre Huyghe annexe à son oeuvre. Ou encore, l’installati­on qui clôt l’exposition. Réalisée par un designer anonyme, « the world’s most famous product designer », elle présente, sur des gradins dessinés en 1968 par Hans Hollein pour la Triennale de Milan, du matériel d’espionnage de l’ère soviétique choisi pour ses qualités formelles. Ainsi, après le succès critique de la Carte d’après nature, présentée à Monaco en 2010, Thomas Demand confirme des talents de commissair­es qui associent érudition et originalit­é. Mais l’Image volée est sans doute aussi un commentair­e de l’artiste sur son propre travail. Deux oeuvres présentées dans l’exposition, Camera (2007, d’après une vidéo montrant une caméra de vidéosurve­illance) et Vault (2012, d’après une photograph­ie d’une réserve secrète de l’Institut Wildenstei­n où des oeuvres volées furent retrouvées), soulignent que le vol est un thème présent chez Demand. Il l’est aussi dans sa pratique, comme le rappelle la spectacula­ire installati­on Processo Grottesco, montrée à Venise en 2007 et remontée à Milan. Logée de manière permanente dans les soussols de la fondation, elle comprend la photograph­ie Grotto, le modèle en carton photograph­ié et la documentat­ion accumulée par l’artiste, dont une carte postale que Demand s’est employé à reproduire minutieuse­ment. Mais il y a loin entre la carte postale et l’oeuvre finale, sans doute la même distance qu’il y a entre la copie et le vol et entre le bon et le grand artiste. Marcel Duchamp once famously recommende­d that a Rembrandt painting be used as an ironing board. A bit less famously, Martin Kippenberg­er acquired a graymonoch­rome by Gerhard Richter, turned it into a coffee table and resold it for less

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