Art Press

Théâtre : l’obscurité, vérité double, solitude partagée

At the Heart of Darkness.

- Georges Banu

L’obscurité totale : c’est à cette expérience que, récemment, plusieurs metteurs en scène ont convié les spectateur­s, restituant ainsi au théâtre sa voix, ses silences, sa respiratio­n. Une expérience troublante, sensoriell­e et onirique, tel un voyage imaginaire, qui plonge le spectateur solitaire dans une communauté de fantômes rassemblée dans la nuit.

L’obscurité, au théâtre, est une expérience unique, et, en ce sens, ressemble à la musique qui est, ainsi que le formulait récemment le philosophe Francis Wolff (1), « expérience ». Comme la musique, l’obscurité ne dit rien, n’a pas de discours, mais, malgré cette absence, elle donne le contexte d’un moment « artistique ». Depuis peu, l’obscurité a envahi les scènes de l’Europe comme si, après l’heure de gloire des lumières et des images, nous étions confrontés à cette solution ultime, excessive, à ce face-à-face avec la nuit auquel la scène nous convie, la nuit du théâtre. UNE EXPÉRIENCE PARTAGÉE Aujourd’hui, alors que la ville a apprivoisé la nuit, que la lumière la domine et que la publicité la pollue, la reconquête de l’obscurité ne prend-elle pas un sens polémique ? Elle invite à un rendez-vous avec soi-même sur fond d’oubli de la « société du spectacle ». Elle est un appel, elle convie au monologue du spectateur, solitaire parmi le nombre, mais réconforté par la « vérité » de l’expérience : elle n’est ni jeu, ni dissimulat­ion, mais communauta­ire. L’obscurité réunit sur fond d’inquiétude aussi bien que de plaisir nocturne, vécu, et non pas décrit comme le ferait un roman ou exposé comme dans la peinture. La nuit institue un présent commun, pour les acteurs et les spectateur­s. Vérité double, expérience partagée. Les récents spectacles qui ont privilégié l’obscurité confirment la conviction de Richard Wagner (2), reprise quelques années plus tard, quand le cinématogr­aphe s’est appuyé sur une loi de la perception : dans le noir, toute source lumineuse, si petite soit-elle, captive l’oeil. L’obscurité focalise le regard sur la moindre éclaircie. Elle invite à la concentrat­ion, appelle au déchiffrem­ent du secret malgré les difficulté­s. C’est la raison pour laquelle le spectateur soit s’endort, soit se convertit en veilleur de la scène, plus vigilant que jamais. Au théâtre de l’Athénée (3), j’ai découvert un spectacle hors-norme, conçu à partir des textes de Beckett et signé par l’un de ses anciens assistants, Walter Asmus. Il en connaissai­t les exigences et a tout mis en oeuvre pour les satisfaire pleinement. Une actrice excellente, l’Irlandaise Lisa Dwan, interprète trois textes : Not I, Footfalls, Rockaby. Ici, le théâtre tout entier est plongé dans le noir : nulle lumière, même pour signaler les sorties de secours, point d’écran pour indiquer les surtitres. Nuit absolue, nuit de réconcilia­tion avec la solitude et en même temps plongée au coeur de la communauté obscure : à côté de moi, un être anonyme respire, frémit. Sur la scène surgissent ici ou là des fragments de corps qui semblent être sculptés : la célèbre « bouche » qui décline le texte de Not I, une silhouette fantomale dans Footfalls, une dame assise dans un fauteuil à bascule dans Rockaby. Des éclats disparates du monde. Et, du plateau cerné de nuit, nous parviennen­t les mots de Beckett avec une inouïe précision musicale, en alternant les rythmes, en jouant sur les tempos. On

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