Photographie la fin du documentaire ?
The End of Documentary.
En parcourant les différentes expositions de photographie visibles ce printemps à Paris, impossible de ne pas prendre en compte celle qu’a conçue Jan Dibbets pour le musée d’art moderne de la Ville de Paris (1). Sans y revenir dans le détail, disons simplement qu’il s’agit d’une exposition d’artiste qui, sans grand déploiement théorique, met à mal nombre de paresseuses certitudes. Si théorie il y a, elle est au départ empruntée au philosophe Vilém Flusser, notamment la notion d’apparatus, avec et contre laquelle toute photographie entre en jeu. Seules vaudront comme objets photogra phiques celles qui échappent à ce que l’appareil photographique prescrit et programme ; les autres seront dites redondantes. Ce postulat de départ conduit à une relecture vivifiante du médium et des nombreuses questions qu’il ne cesse de poser, notamment, aux historiens. Le Centre Pompidou n’a pas hésité à aborder de front la question, en faisant d’une tranche temporelle (une décennie) le principe de son exposition (2). Les années 1980 sont une époque foisonnante, certes, mais l’essentiel en elles remonte plutôt aux années 1970 – l’essentiel, c’est-à-dire la faculté d’échapper aux images redondantes en fabriquant de toutes pièces une réalité purement photographique. Certaines oeuvres ont mal vieilli, d’autres ont gardé l’exubérance de leur mise en scène et de leur imagination. Boyd Webb, Karen Knorr, Florence Paradeis et quelques autres témoignent d’une période qui voit le triomphe du faux, et qui aurait mérité une étude plus approfondie dans un espace approprié. Sommes-nous en train de vivre la fin d’un usage documentaire de la photographie ? D’un certain style documentaire, sans doute. Déjà, dans les années 1970, beaucoup avaient compris cela – je pense aux Becher, par exemple, et plus généralement à ceux qui furent tentés par le caractère sériel et presque cinématographique de la photographie, comme le montrait une exposition intitulée Almost Animated (3), excellente introduction aux problèmes que soulève la photographie dans les années 1970-80. En restant au plus près de la matière même de la vie d’une ville dans ces mêmes années, l’artiste colombien Fernell Franco rend perceptible l’écart qui se creuse entre une photographie à caractère ethnographique et celle qui prend ses distances avec ce qu’il peut y avoir de redondant dans la pratique documentaire (4). Fernell Franco retravaille ses images, en les vieillissant artificiellement, mais aussi en les organisant en séries thématiques. Les photographes chiliens regroupés dans Faces cachées donnent à voir la gamme entière de l’approche documentaire, y compris dans les mises en scène les plus outrancières de Zaida González, qui fait usage de foetus d’enfants conservés dans le formol (5). Dans un ouvrage récent (6), Kaja Silverman tente de remonter aux sources mêmes de la photographie, dans laquelle elle voit la « manière principale dont le monde se révèle à nous – de démontrer qu’il existe et qu’il sera toujours plus grand que nous ». C’est cela, pour elle, le grand mystère et le triomphe de la photographie à travers l’analogie généralisée, qui nous fait prendre conscience que nous ne sommes qu’un petit fragment dans une vaste « constellation d’analogies ». Au-delà de cette ambition, parfois quelque peu obscure, de réécrire l’histoire de la photographie, il y a là matière à penser. On peut opposer à cela l’impressionnante archive associant textes et photos constituée par Ariella Azoulay, que le musée d’art moderne donne à voir dans son nouvel accrochage des collections contemporaines (7). On y voit se déployer toute la puissance d’une démarche conceptuelle, au service de l’élaboration d’une « histoire potentielle » et de la réécriture de ce que l’artiste appelle la « violence constitutive » et sa quasi-invisibilité. In considering the various photography exhibitions on view this spring in Paris, it’s impossible not to think about the show curated by the artist Jan Dibbets at the Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.(1) Without going into the details, it can be simply said that, without much theorizing, it overturns a number of lazy certitudes. To the extent that there is a theoretical substratum, it is based on the work of Villem Flusser, especially his conceptualization of the fact that photographs are made through the operations of an apparatus which is determinate in productions in this medium. The only things worth photographing are those that escape this apparatus’s