La banalyse répliques aux ruses du réel
Né à l’orée des années 1980, le mouvement de la banalyse pourrait bien constituer un chaînon manquant entre le situationnisme, Fluxus et les formes critiques d’art contextuel.
En invitant à « déserter le temps de la production capitaliste » pour y opposer une expérience collective du banal, de la perte et de la dépense de temps, Pierre Bazantay et Yves Hélias, universitaires rennais cofondateurs du Congrès ordinaire de banalyse, marquent leur ancrage dans un questionnement politique fidèle à la critique de la vie moderne formulée par Henri Lefebvre. Éléments de banalyse rassemble archives textuelles et documents photographiques qui forment un récit du mouvement, dont l’acte fondateur est établi avec le premier Congrès des Fades (petite localité située dans le Puy-de-Dôme, bénéficiant d’une halte ferroviaire facultative) en juin 1982, qui consistait à attendre les invités en gare. Si aucun invité ne se rend aux deux premiers congrès, ceux qui suivront accueilleront, certaines années, quelques dizaines de participants. Les éditeurs, Marie-Liesse Clavreul et Thierry Kerserho, se sont centrés sur la « première campagne » de banalyse (1982-1991), qui verra notamment se tenir dix congrès ordinaires. Les banalystes inventent d’innombrables protocoles (lettres, rapports, listes, toasts, discours…) qui tournent en dérision les logiques institutionnelles, bureaucratiques et utilitaristes. Des inspecteurs, des rapporteurs, des délégués aux circonscriptions sont créés. On fabrique des tampons et des indicateurs horaires, on produit des statistiques. Si l’un des objectifs est de « décomposer le banal », ce n’est pas pour se complaire dans l’ennui ou dans une forme déceptive de dandysme. Il s’agit plutôt de construire un rapport critique à la banalisation : « L’intérêt pour le banal est le symptôme d’une crise. Il manifeste la dissolution du sens dans la sphère supposée extérieure au banal, et résulte d’un début d’indifférenciation entre le banal, dans son acception idéologique, et ce qui ne l’est pas. Il implique aussi une tentative de résolution de cette crise » (Yves Hélias). Absurdité, canular ? Certains le pensent. Mais on joue, en banalyse, avec le plus grand sérieux. Au-delà de la « compulsion protocolaire » qui saisit les banalystes, il y a ainsi, entre autres, le désir de mettre à distance l’« esprit de sérieux révolutionnaire ». La Traversée du 22 mars (clin d’oeil au mou- vement qui lança les événements de Mai 68) en est un bon exemple : il s’agit de relier Le Havre à Portsmouth, dans le but de jeter à la mer un message scellé dans une bouteille destiné à « un banalyste inconnu ». D’autres expérimentations attestent des connexions possibles avec le situationnisme : ainsi de l’expérience avignonnaise de juillet 1988 qui propose de se livrer à un « exercice de grégarité ambulatoire et empathique » parmi les festivaliers. « Les stratégies du ludique restent les meilleures répliques aux ruses du réel », affirment Bazantay et Hélias. LA PUISSANCE DE L’IMPUISSANCE Si l’édition des Cahiers de banalyse et l’organisation de congrès s’étendent jusqu’au Canada, en Belgique, en Suisse et au Portugal, c’est surtout la Tchécoslovaquie, terreau surréaliste et pataphysicien, qui sera, en pleine pré-révolution de velours, un territoire de rencontre décisif. Par l’intermédiaire de Petr Král, installé à Paris, les banalystes entrent en contact avec John Bok, proche de Václav Havel et figure importante de la contestation. Pour certains membres de la Section de jazz qui fédère des associations culturelles, et signataires de la Charte 77 (mouvement de résistance contre le régime communiste), les banalystes pragois organisent le premier Rendez-vous de Bráník, invitant les participants à partager une attente de quelques minutes sur le site d’un terminus de tramway. Plusieurs rencontres suivront entre 1986 et 1991. La banalyse, encore, croise au milieu des années 1980 la route du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) via le sociologue Alain Caillé, ainsi que celle de Ralph Rumney, qui réactive en 1989 le Comité psychogéographique de Londres. L’intérêt des banalystes pour les objets (l’inauguration d’un musée éphémère sur une plage du Calvados en 1982, consistant en une petite vitrine qui rassemble quelques objets trouvés ; la visite du magasin Kotva à Prague pendant l’ère socialiste) n’est pas sans rappeler, par son désir d’inventer des méthodes d’appréhension du réel anthropologique, social et urbain autres que celles de la sociologie, les expériences que mènera le groupe UNTEL entre 1975 et 1980, en particulier leur exposition Vie quotidienne présentée à la 10e Biennale de Paris en 1977. Ni avant-garde, ni idéologie, la banalyse mise ainsi sur la « faculté de rencontre » et « la puissance de l’impuissance », contre l’effritement du collectif et les injonctions de performances économiques et sociales : « Loin de se réduire à un état momentané des choses, et d’épuiser ses symptômes dans un ordre présentement stable, le banal est polymorphique. Il est partout où se manifeste de façon sensible un processus de déperdition de la valeur et du sens […] La notion de banalisation est alors à mettre au centre de la réalité contemporaine, et de tout aspect de celle-ci », écrit Yves Hélias en 1988. C’est là une perspective stimulante parmi celles, nombreuses, que recèle cette édition historique.
Alice Laguarda