Béla Tarr le silence et après...
Comme il fut paradoxal de commenter les vertiges verbaux, parfois proches de l’aphasie, du théâtre de Beckett, il est a priori étonnant de revenir sur le cinéma de Béla Tarr qui a décidé, après la sortie du Cheval de Turin en 2011, de ne plus faire de films pour se consacrer à ses étudiants en cinéma auxquels il ne prétend rien professer mais simplement « apprendre à voir le monde » – ce qui n’est pas rien. Corinne Maury et Sylvie Rollet ont fort heureusement décidé de relever le défi dans un travail collectif au sous-titre énigmatique et ouvert, De la colère au tourment, dont l’un des attraits premiers consiste à imbriquer dans un continuum étonnamment homogène des interventions d’auteurs divers. Loin de se recouper, elles se complètent idéalement au sein de trois sections : Les lieux du monde, Le cinéma et son double, Le temps en partage. Chacun des dix opus du grand cinéaste est observé avec minutie, que ce soient les films ancrés dans le réel des débuts, tel Rapports préfabriqués (1982), le très rarement commenté Macbeth (1982) ou les oeuvres-clés qui ont installé sa poétique au sommet d’une certaine idée de la modernité : Sátántángó (1994), les Harmonies Werckmeister (2000) ou le terminal Cheval de Turin.
INSTANTS VOLÉS
L’un des partis pris remarquables de ce recueil consiste à esquisser l’essence de la poétique du cinéaste via des séries de photogrammes des divers films de cette filmographie dense : pour qui connaît les sortilèges du plan séquence dans l’économie hypnotique du style de l’auteur hongrois, ces instants volés à l’inscription du plan dans la durée sont des témoignages précieux que les différentes analyses mettent en valeur, y compris celles qui semblent adopter un point de vue surtout thématique. Ce qui ailleurs serait pure observation d’un motif se fait ici analyse de la matière même du film : « La nuit devient un puissant organisme de construction de l’image », écrit par exemple Jean-Marie Samocki dans un très beau texte. Tous les auteurs ont à coeur de comprendre l’alchimie inhérente à un tel modelé de l’image- temps, mais c’est sûrement Karl Sierek qui apporte les trouvailles conceptuelles les plus riches. Il met en évidence l’essence du plan fermé « qui débute et s’achève sur les images d’un espace sans vie », auquel s’ajoutent, de manière deleuzienne, gestes de caméra souverains, plans concaténés corrélés à la concaténation de plans. Autant de variantes qui permettent de dépasser l’apparent hiératisme de la stylistique de Béla Tarr pour en révéler le nuancier subtil. En une belle formule dont il a le secret, Jacques Rancière – déjà auteur d’un essai remarquable sur le cinéaste, Béla Tarr. Le temps d’après (Capricci, 2011) – conclut son texte en disant que Tarr « construit un dissensus, une opposition entre deux mondes sensibles qui rouvre le temps comme site du possible ». En somme, même si ce cinéma se fait le sismographe de « ce désastre immobile qui pourtant s’approche » dont parlait Blanchot, il propose aussi secrètement les possibles qui peuvent rendre le monde habitable, malgré tout.
Jean-Jacques Manzanera