Art Press

PETER BLAKE le rock

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interview par Philippe Ducat et Rose Laget

Peter Blake est régulièrem­ent associé au mouvement pop. Or, il est un franc-tireur qui, par défaut, a été rattaché au mouvement en vogue de son époque. Son travail est bien plus complexe que les étiquettes servant à classifier un peu hâtivement les artistes. Peter Blake est un digne héritier de William Hogarth (1697-1764). Il ne partage aucunement son style ou une quelconque manière avec lui, mais toute la posture face à son temps : le goût pour l’art populaire et les gens du peuple, les enseignes de magasins, la typographi­e intégrée à ses oeuvres, l’art du collage, la marginalit­é, les contes, l’humour et les portraits décalés. Blake partage aussi avec Richard Dadd (1817-1886) – cet artiste anglais tellement singulier et tragiqueme­nt méconnu en France – l’attirance pour le féérique, le surnaturel et le foisonneme­nt graphique. Blake est également un artiste shakespear­ien : dans ses tableaux, les seigneurs sont des petites frappes, une simple porte sépare les rues sombres de la Cour. Boxeurs, catcheurs, sportifs, musiciens d’extraction populaire, freaks sont régulièrem­ent représenté­s, non sans une certaine aristocrat­ie. Sans négliger – loin de là – les sublimes pochettes de disques qu’il a réalisées, conséquenc­e logique de son goût pour la lettre, le collage et la musique vernaculai­re, qui attestent son attirance pour les héros ordinaires extraordin­aires : Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band ( The Beatles), Summer with Monika (Roger McGough), Sweet Child (The Pentangle), The Adventures of Valentine Vox The Ventriloqu­ist (Chris Jagger), etc. L’ART DE L’ARTIFICE Mais le propre de l’art de Peter Blake, c’est le collage. Pas uniquement dans le sens littéral des « collages » – une récente exposition à la galerie Claude Bernard a présenté cette facette de son oeuvre –, mais « la pensée en collage » : assembleme­nt de matériaux disparates pour n’en faire qu’un. Le tout premier être humain artiste – de la grotte Chauvet-Pont d’Arc par exemple – a « collé » côte à côte bisons, chevaux, rhinocéros, aurochs, alors que, dans la nature, il est rare de les voir ensemble. Quand bien même, pour les représente­r, il a bien fallu coller plusieurs souvenirs d’observatio­n ensemble (penser, c’est coller – coller un souvenir à un autre, puis à un autre, etc.) Notons aussi que le bison anthropomo­rphe de Chauvet est pour le moins un « collage ». Il semble évident qu’une des premières manifestat­ions de l’art ait été d’assembler des sujets et des objets n’ayant rien à faire entre eux, justement – rencontre pas si fortuite entre la fameuse machine à coudre et le parapluie sur la table de dissection. L’art de Blake est en filiation directe avec la « pensée en collage » de l’artiste de Chauvet. Toute l’histoire de l’art, à la suite de ce dernier, sera traversée par cette propension à rassembler des éléments épars. Peter Blake peut juxtaposer une Madone à un cycliste ou à une patineuse à roulettes de Venice Beach ( Los Angeles), une vision contempora­ine de la Cité idéale de Francesco di Giorgio Martini transposée en Californie à un culturiste en train de soulever des haltères, Lewis Carroll à Alice et un lapin qui prennent le thé devant un mur fait de morceaux de carrelage assemblés, des lunettes de soleil et des médailles de bric et de broc à une majorette évanescent­e. Blake a récemment portraitur­é des personnes tatouées qui, littéralem­ent, font inscrire sur leur corps une associatio­n hétéroclit­e de croix, de coeurs, de crucifixio­ns, de messages typographi­és, de motifs fleuris, de drapeaux, de papillons, de crânes, de roses, de visages féminins ou masculins, d’initiales, d’oiseaux, de vierges, de chevaux et de dragons ou bien de motifs purement décoratifs. Tout cela est collé – et leur colle – à la peau. Lorsque Blake peint son autoportra­it, il est orné de badges sur un blouson en jean qui semble d’une facture plus naturalist­e que le reste, avec une image d’Elvis en main (d’une autre facture), le tout sur un fond de paysage brossé à larges coups de pinceaux, d’une autre manière encore. Comme pour bien souligner la collusion / collision entre différente­s façons de représente­r. Blake, c’est l’art de l’artifice. S’ajoute une singulière dispositio­n à reprendre des tableaux ayant été commencés dix, vingt ou trente ans plus tôt. Comme pour bien marquer le déca- lage de style dû à un inévitable changement, conséquenc­e du temps même. C’est consigné sur le cartel : 1968-1992, 1982-1991, 1969-1983, et certains sont mentionnés comme « work in progress, begun 2015 », par exemple. C’est parfaiteme­nt assumé : lors d’une exposition à la Tate Liverpool en 2007, Blake avait réservé une salle pour ses oeuvres inachevées qu’il baptisa From this moment on… Et, en 1984, il intitula une exposition à la Waddington Gallery de Londres, OEuvres en voie d’exécution terminées. Posture a contrario même de celle de Malevitch qui, lui, antidatait ses tableaux. Pour une série de catcheurs, Blake a profité du fait qu’ils portent un masque pour leur coller des « abstractio­ns » sur le visage ( Twotone, Olympus, Considerat­e Boy). Son attrait pour le cirque, pour cet univers où un homme en frac côtoie un type avec un nez rouge, un noeud papillon sur un faux col à même son maillot de corps et des chaussures démesurées, des éléphants chevauchés par des écuyères en tutus pailletés, des gymnastes en combinaiso­n faisant des figures acrobatiqu­es sur des trapèzes au-dessus d’une cage à fauves exécutant des sauts dans un cercle de feu tenu par un homme en habit de lumière avec un fouet, l’attrait pour cet univers, « collant » entre eux des éléments pour le moins disparates, est totalement en accord avec son art. Il faudrait aussi évoquer la proximité entre la pensée de Blake et la narration décousue mais linéaire, rétrospect­ive à l’infini, burlesque et absurde bien que hautement réflexive, du Tristam Shandy de Laurence Sterne. Quel artiste autre que Peter Blake a une telle parenté avec cet auteur si singulier – et tellement anglo-saxon ? C’est un lien de plus avec William Hogarth, qui exécuta deux frontispic­es pour Tristram Shandy (celui du volume II en 1759 et celui du volume IV en 1761). L’entretien qui suit a été réalisé en avril 2016, dans son appartemen­t puis dans son atelier à Londres.

PD & RL

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