PHILIPPE VASSET hagiographe (du) contemporain
interview par Étienne Hatt
Philippe Vasset La Légende Fayard, 300 p., 18 euros Prêtre déchu, le narrateur de la Légende revient sur les événements qui l’ont poussé hors de l’Église vers les marges du contemporain: ses velléités de réforme de la Congrégation pour la cause des saints ; la rencontre avec Laure et leur histoire d’amour sur fond d’outrance dévote ; la découverte, à la Bibliothèque vaticane, des troublants cahiers inédits de l’abbé Boullan et de sa « sainte » Adèle Chevalier ; et, bien sûr, les causes directes de l’exclusion. Très abouti, le huitième livre de Philippe Vasset, journaliste et écrivain né en 1972, plonge le lecteur au coeur de la fabrication de la légende. Car, fidèle à sa méthode d’association de registres d’écriture différents, Vasset fait rédiger à son narrateur des légendes de figures bien réelles de notre temps.
ÉH
Vous exploriez jusqu’à maintenant des domaines très variés mais, coup sur coup, avec la Conjuration en 2013 et aujourd’hui la Légende, la religion est au coeur de vos livres. De manière générale, je crois peu au sujet. Là il s’est imposé. La Conjuration partait d’Un livre blanc (2007), une exploration méthodique des zones laissées blanches par l’Institut géographique national sur sa carte de Paris et sa banlieue. Ces lieux étaient devenus miens mais, en quelques années, beaucoup avaient disparu, remplacés par d’autres, souvent religieux, tenus par des entrepreneurs dans la religion auxquels j’ai donc décidé de m’intéresser. La Légende est, quant à elle, directement issue de la Conjuration, dont un chapitre portait sur un ancien supermarché Porte de la Villette. J’apprendrai plus tard que c’était le Mausolée des graffeurs Lek & Sowat. J’ai raconté l’exploration de ce lieu en lui donnant un tour religieux car c’est comme ça que je l’ai vécu. J’ai ensuite rencontré les deux graffeurs. Commissaires d’une exposition sur le graffiti au Palais de Tokyo, ils m’ont raconté ce qu’ils savaient d’un des artistes invités. Je leur ai dit que c’était un martyr. C’est là qu’est née l’idée de travailler sur l’hagiographie, un genre littéraire religieux que j’importe dans notre modernité pour en faire quelque chose de très contemporain. La religion ne m’intéresse pas directement. Ce qui transparaît dans la Conjuration et la Légende, c’est la création de rites. C’est pour ça que, dans la Conjuration, il y avait un long passage sur la société secrète de Georges Bataille. Aujourd’hui, un des défis de l’art est d’arriver à créer des rites, collectifs ou personnels, qui survivront à l’oeuvre en se glissant dans la vie quotidienne. La création de rites mais aussi de récits, très présents dans la Légende, au point de rejoindre une préoccupation exprimée dès votre premier roman, Exemplaire de démonstration (2003), qui mettait en scène le Scriptgenerator, une machine à fabriquer des histoires. La Légende parle de la fabrication de la légende, catholique ou contemporaine, et des lieux de fabrication du récit comme, au Vatican, la Congrégation pour la cause des saints – le plus grand studio hollywoodien du monde. Dans mes premiers livres, je m’intéressais déjà au récit, mais comme donné, déjà produit. La Légende témoigne d’une tentative plus hésitante, moins formatée, même si elle réutilise des modes anciens de fabrication du récit. Deux légendes se font face. L’une est usinée de manière industrielle. L’autre est celle des lieux que j’ai pu explorer dans Un livre blanc. C’est une légende de plantes sauvages. Le narrateur passe de l’une à l’autre. Il abandonne la grande machinerie du récit catholique pour s’intéresser à des choses fugaces qui débordent le cadre dans lequel il essaie de les inscrire. Vous-même vous êtes livré au genre hagiographique avec ces récits qui ponctuent celui du narrateur. Comme la plupart de mes livres, la Légende est à la fois un projet d’écriture et de lecture. L’écriture est précédée par un travail préparatoire d’exploration et de lecture. J’ai lu beaucoup d’hagiographies, fréquenté les fonctionnaires de la Congrégation pour la cause des saints, des chercheurs ou ceux qui oeuvrent aujourd’hui dans l’hagiographie. J’aime ce genre car il est infiniment impur : l’hagiographie est essentiellement de la littérature de colporteur. J’ai respecté ses modes de construction du récit dans tous ceux qui ponctuent la Légende. Contrairement à mes habitudes, je n’ai pas rencontré les personnages sur lesquels j’ai écrit. J’ai aussi tout mis sur le même plan : les faits avérés, les rumeurs, les récits de miracles, etc., car dans l’hagiographie, aucun élément n’est plus déterminant qu’un autre. La Légende n’est pas un exercice de style. Le genre hagiographique me paraissait le plus riche de sens pour traiter de ces figures hors du récit contemporain, qui évoluent dans des univers où rien n’est écrit et où tout est colporté par des rumeurs, comme le graff ou la baise clandestine. L’hagiographie était idéale pour rendre ce tremblement dans un monde où toutes les vies semblent normées et répertoriées mais où il y a, en fait, des réservoirs de légendes. APPEL DE VIDE ET DE LÉGENDE La Légende s’appuie sur la figure de Joseph-Antoine Boullan, prêtre renégat du 19e siècle aujourd’hui méconnu. Cet hagiographe avait une revue, les Annales de la sainteté, dédiée à l’hagiographie contemporaine. Il était à la fois l’ami et le confesseur de Huysmans. Il avait un pied dans la fiction, l’autre dans l’hagiographie. Cette position est devenue intenable. Il est devenu démiurge et s’est mis en tête de créer une sainte, Adèle Chevalier, qu’il a façonnée et traitée comme une sainte canonique. La sainteté est moins pour lui une affaire de dogme que d’élan et de transgression, jusqu’à une certaine déchristianisation de la sainteté. Il fait presque de la sainteté une affaire d’expression. Le saint est celui qui fait des choses qu’il n’arrive pas à exprimer et que d’autres exprimeront pour lui. Ce qui m’intéressait était ce déport hors de soi-même qu’est la sainteté, cet appel de vide et de légende. Huysmans s’est inspiré de l’abbé Boullan. Il en a fait un personnage de Là-bas, le docteur Johannès, mais c’est beaucoup plus que ça. Boullan rend Huysmans chrétien