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PULL MY DAISY du film au livre

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Voici un livre qui avait tout de la « bonne idée » : un film mythique, bijou cinématogr­aphique de l’avant-garde américaine (présent à ce titre dans la collection « Essential Cinema » de l’Anthology Film Archives de New York), « le premier vrai film beatnik », écrivait le pape de ladite avant-garde cinématogr­aphique, Jonas Mekas, doublé d’une collaborat­ion exceptionn­elle de tous les éléments les plus avancés de l’époque pour ce côté de l’Atlantique : à la caméra, le meilleur photograph­e du pays ou peu s’en faut, Robert Frank ; au « scénario », un immense écrivain, Jack Kerouac, avec, qui plus est, la collaborat­ion poétique d’Allen Ginsberg ; pour la bande-son, du jazz déjà très free, de David Amram; et, en prime, comme acteurs (ou plutôt « modèles »), la fine fleur du milieu des poètes et des peintres proches de ce qu’on appela la Beat Generation : Allen Ginsberg, Gregory Corso, Peter Orlovsky et Larry Rivers. Le problème est que le mélange « textes de présentati­on critique » (par Patrice Rollet et Jack Sargeant), « commentair­e » entendu dans le film en voice over par Kerouac lui-même, « entretiens » avec les deux coréalisat­eurs du film (Frank et Leslie), et enfin « poème » (de Kerouac et Ginsberg) entendu au début du film sous forme de chanson, ne prend pas du tout. Ce « produit dérivé » du film (mode rétro ?) démontre par l’absurde cet adage godardien : « C’est avec de la mauvaise littératur­e qu’on fait des bons films. » En effet, si on lit le commentair­e du film, parlé et improvisé (par Kerouac luimême), alors son intérêt s’effondre : c’est de la mauvaise littératur­e. Toute la folie beat de Kerouac – son tempo façon rap ou free jazz parlé – venant à manquer, il ne reste plus que des platitudes écrites (qui plus est, traduites) du style : « C’est bon, c’est un chic type. Allez, les gars, restez assis. » Quant à la poésie portant le titre du film, si on lui enlève la voix, si touchante, d’Anita Ellis, elle s’avère franchemen­t mauvaise: « Pull my daisy / tip my cup/ all my doors are open/ Cut my thoughts / for coconuts / all my legs are broken. » (Je vous ai épargné la traduction française.) Finalement, très peu de films auront fait exception à cette « règle » et supporté de voir leur commentair­e publié : Méditerran­ée (Jean-Daniel Pollet et Philippe Sollers), Sans soleil (Chris Marker), quelques Duras, les derniers Godard. Quoi d’autre ? Quant au chef-d’oeuvre romanesque de Kerouac lui-même, Sur la route, adapté au cinéma par Walter Salles, il est devenu un gros film lourd et anti-jazz ! Comme quoi, cinéma et littératur­e ont très peu à voir l’un avec l’autre. Un film, c’est une bandeimage et une bande-son. Enlevez ses deux mamelles, il ne reste pas grand-chose. (C’est la même chose que la musique d’un opéra et son livret.) Patrice Rollet, dans son texte introducti­f (et c’est ce qu’il y a demieux dans ce livre, de loin), « Le pas de côté », nous mettait presque sur cette piste : « Kerouac […] tel un Dieu caché, insufflera la parole à tout son petit monde. » C’est bien cette « parole » (voir Manoel de Oliveira et son Film parlé) du ventriloqu­e qui manque là, désespérém­ent.

Guillaume Basquin

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1959.
Robert Frank, Alfred Leslie. « Pull My Daisy ». 1959.

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