Librairies. Itinéraires d’une passion
Seuil, 320 p., 22 euros La fréquentation compulsive des librairies est une maladie professionnelle honteuse que peu d’écrivains se soucient d’avouer. Le feuilletage benjaminien de lectures et de souvenirs auquel se livre Jorge Carrión dans Librairies, son premier livre traduit en français, est ainsi d’autant plus rare que l’évocation concrète des lieux, images à l’appui, y seconde une stimulante tentative de penser le rôle de la librairie dans la production des oeuvres et des idées, ainsi que son inscription dans l’espace urbain. Devant l’éternité désintéressée de la bibliothèque, le commerce de la librairie est disqualifié d’emblée. Du kiosque de gare au comptoir de Sylvia Beach, c’est lui pourtant qui, dans toute la fugacité de sa pratique, assure la circulation des livres et procure à certains écrivains une sorte d’atelier secondaire qui aurait eu toute sa place dans la Préparation du roman de Barthes à côté du carnet de moleskine. Faulkner et Ferlinghetti ont été libraires, rappelle l’auteur ; c’est parmi les occasions de Delamain que Truffaut découvre Jules et Jim. Les grandes « librairies littéraires », dont la dévotion aux livres « difficiles » tient lieu de marqueur, occupent évidemment une place importante dans l’ouvrage, qui consacre de véritables petites monographies à certains mythes comme Shakespeare & Co., première et deuxième version, ou la Librairie des Colonnes de Tanger. Il observe pourtant avec finesse la manière dont certaines d’entre elles se transforment en marques et en chaînes dont la prolifération écrase la trame urbaine des petites librairies ; ou tendent à se faire le musée d’elles-mêmes, suscitant l’imitation de nouvelles enseignes artificiellement « pittoresques » où le livre n’est plus qu’un élément de décor au profit d’une stratégie de communication.