Bernard Dufour
J’ai connu Bernard Dufour en 1968. Était-ce par l’intermédiaire de Pierre Guyotat, rencontré à la même époque ? Il vivait alors avec Martine, sa troisième femme. Ce fut le début d’une amitié et d’une complicité entre nous qui va durer près d’un demi-siècle. Bernard rencontrera Catherine plus tard, en 1971 à l’exposition d’André Masson au musé d’art moderne de Paris. Elle préparait alors le lancement d’artpress, revue d’art contemporain qui dès ses débuts, à l’étonnement de certains de ses lecteurs et des institutionnels de l’art, a ouvert ses colonnes à deux peintres horsnorme, deux singuliers de l’art et de la littérature : Pierre Klossowski et Bernard Dufour. Cela aura été un des combats de la revue, depuis ses débuts, de donner à voir et à comprendre la grandeur de l’oeuvre de Bernard Dufour. Grand peintre, Bernard Dufour, mais aussi, grand écrivain. Né en 1922, il appartenait à cette génération d’artistes cultivés, grands lecteurs, liés au cours de leur vie à plusieurs générations d’écrivains. Pour Bernard, ce fut d’abord, Pieyre de Mandiargues, André Breton, Pierre Klossowski, puis des écrivains de sa génération, Alain Robbe- Grillet, Michel Butor, Claude Ollier, Alain Jouffroy, et ceux de la mienne, dont Denis Roche et Pierre Guyotat. Outre les musiciens et les peintres qui étaient les références insistantes de Bernard Dufour (Masaccio, Bosch, Goya, Mozart, Berg, Richard Strauss…), ses admirations littéraires pourraient également fournir un éclairage sur son oeuvre : Stendhal, Proust, Céline, Artaud, Genet, Bataille, Leiris… C’est dans sa maison du Pradié, à la Fabrique où nous cohabitions, ou lors de vacances en Italie, que j’avais de longs échanges avec lui sur les raisons de nos passions communes. Pourquoi ces peintres et ces écrivains-là ? Comme il l’a maintes fois exprimé dans ses entretiens et dans ses livres, parce qu’ils ont osé peindre ou écrire à partir d’un « gouffre » qui était en eux. Bernard Dufour fut un grand solitaire. Son caractère parfois ombrageux, son éloignement de Paris depuis 1965, la nature de son oeuvre (la place centrale faite à la représentation des corps, au sexe), ne sont pas étrangers aux résistances que celle-ci a rencontrées.
Il y eut la première rencontre dans l’exposition Masson, et il y eut quelques années plus tard, en 1976, la visite de la rétrospective Picabia au Grand Palais. Est-ce que je peux dire que Bernard Dufour est vraiment entré dans ma vie de critique d’art à ce moment-là ? Au travers d’interminables discussions que nous avons eues à propos de ce peintre, dont certaines parties de l’oeuvre étaient à cette époque encore si « discutables ». Bernard, qui avait eu le courage de rompre avec une gloire naissante de jeune peintre abstrait, défendu par Pierre Loeb, pour s’engager dans une figuration de plus en plus audacieuse par ses formes comme par ses thèmes, a certainement joué un rôle dans ma propre évolution, moi dont l’horizon, jusqu’alors, avait été celui de l’art minimal et conceptuel. J’ai fini un jour par écrire sur Picabia. Et sur Dufour aussi, bien entendu. En plus de la profonde amitié qui nous liait, Bernard et Martine, Jacques et moi, en plus du guide que son regard était pendant nos visites de musées, il est apparu que nous avions en commun une même exigence de vérité dans la représentation de l’intime. Bernard est allé très loin, aussi loin que Picasso, sinon plus loin, dans la représentation sexuelle autobiographique. Il me rappelait encore récemment, alors qu’il préparait son exposition au printemps 2015, à la galerie Patrice Trigano, et que je devais écrire le texte qui l’accompagnait ( l’OEil du désir, La Différence), à quel point certains de ses tableaux avaient choqué quand Pierre et Marianne Nahon les avaient exposés dans leur galerie. À cela s’ajoutait que celui qui avait été taxé de rétrograde quand il avait abandonné l’abstraction, était devenu un infatigable expérimentateur de techniques picturales et un merveilleux photographe. Les années ont passé et j’ai pu constater que de plus en plus de professionnels du monde de l’art découvraient ce peintre qui avait fait cavalier seul et qu’on avait marginalisé. L’aura que lui conférait sa culture, son élégance, son histoire singulière et son irréductibilité touchait des peintres, des critiques, des conservateurs et des amateurs d’une plus jeune génération. Le 25 juillet dernier, nous nous sommes retrouvés, une bonne petite équipe, avec tous ses amis et ses voisins, pour suivre l’enterrement de Bernard, mort quatre jours auparavant dans sa quatre-vingt-quatorzième année. L’atmosphère était d’une chaleureuse et sereine tristesse, le petit cimetière était sur une butte d’un très beau paysage de l’Aveyron, Philippe son fils et Laure son amie avaient disposé un grand nombre de tableaux dans le jardin de sa maison, et c’était magnifique.