Chester Brown
la puta madre de Dios ; Clo’e Floirat drawing crit’
Que la Vierge Marie soit une prostituée, voilà une vérité bien connue des Espagnols, qui chient si volontiers en paroles sur Dieu, sa pute demère, voire dans le lait de celle-ci. Cet important point de dogme n’a pas échappé au dessinateur canadien Chester Brown, aussi féru de théologie que de prostituées, qui y applique toute la rigueur et l’absence de passion dont il faisait déjà preuve dans Vingttrois prostituées. La forme hybride expérimentée dans ce précédent ouvrage est ici considérablement étendue : aux quelque cent cinquante planches qui composent la bande dessinée proprement dite, succèdent en effet non moins de quatre-vingt-dix pages de postface et de notes. Celles-ci, qui éclairent une case ou une option narrative au moyen d’une référence biblique ou de longs commentaires solidement référencés, ne sont signalées par aucun appel de note dans le cours du récit. Le lecteur n’en prend connaissance qu’après la lecture de la postface (elle-même dûment annotée) et doit donc, pour les comprendre, revenir au récit qu’il vient de lire. Ces notes, qui prennent à l’occasion l’aspect d’une histoire dessinée de vingt pages, appellent elles-mêmes une autre série de notes : la lecture circulaire à laquelle nous contraint l’auteur imite ainsi les méthodes de l’exégèse biblique. Au départ de l’enquête, la généalogie que, seul parmi les évangélistes, Matthieu fournit au début de son récit et où figurent, aux côtés de Marie, quatre femmes qui n’ont en commun que leur sexualité irrégulière. Rahab est une prostituée de métier, Tamar se prostitue à Juda, Ruth séduit Booz pour qu’il l’épouse, et Bethsabée couche avec David tandis que son époux Urie est à la guerre. D’autres allusions à la réputation de Marie achèvent de convaincre Brown du message caché de Matthieu : Marie était une prostituée. Le personnage de Marie de Magdala suscite également ses spéculations quant à la nature sexuelle du rituel d’onction de Jésus et la censure dont l’autorité spirituelle de Marie aurait fait l’objet. Le conflit moral recoupe ici le conflit dogmatique : la religion yahviste étant hostile à la fornication, les prostituées judéennes, et avec elles la mère de Jésus, devaient être fortement tentées d’adhérer au culte de la Déesse (Ashera), suppose-t-il, dont la Bible nous apprend qu’il connaissait la prostitution sacrée. Du judaïsme au christianisme, il met ainsi au jour un schisme entre ceux qui réprouvent la prostitution et ceux qui, comme Jésus, la tolèrent, voire la défendent contre un vain légalisme. Le livre présente ces épisodes sous la forme de brefs chapitres, dont la sobriété plastique et narrative évoque explicitement l’imagerie pieuse. Loin de toute provocation, l’auteur n’intervient dans le récit biblique que pour appuyer une interprétation et mettre en scène Matthieu en proie au doute devant la gravité de ce qu’il s’apprête à révéler. Son ambition n’est que de mettre Jésus au service de la cause de la prostitution, avec la probité qui caractérise toute son oeuvre.
Laurent Perez