À la hauteur du dérisoire
Catching history’s fragility
Il y a nombre d’images saisissantes dans le livre qui accompagne l’exposition Soulèvements que Georges Didi-Huberman présente au Jeu de Paume. Mais celle qui m’a le plus touché est l’une des plus anodines : la reproduction d’une page d’un recueil de tracts clandestins produits en France pendant l’Occupation. Neuf papillons y sont collés, chacun pas plus grand qu’une feuille de papier à cigarette, manuscrit, recouvert seulement de quelques mots : « À bas les Boches », « Hitler au poteau », « Victoire ». Ils font penser aux quatre photographies prises clandestinement en 1944 par les membres du Sonderkommendo d’Auschwitz-Birkenau sur lesquelles Didi-Huberman revient en les faisant figurer dans l’exposition. Aussi fragiles sont-ils, aussi dérisoires semblent-ils, ces morceaux de papier et ces bouts de pellicules sont pourtant des soulèvements en actes. L’art peut-il rendre justice à ces actes, peut-il se hisser à la hauteur du dérisoire quand le dérisoire est la forme que prend l’histoire ? Tel un écho, la question de ce que peut l’art face à l’histoire résonne dans les pages de ce numéro, dans les propos de Georges Didi-Huberman, dans ceux de son complice Pascal Convert, interviewé à l’occasion de son exposition galerie Éric Dupont, ou dans le dossier consacré à la photographie post-documentaire, cette photographie d’actualité qui n’est pas une photographie de presse. Il est heureux que cette question se pose et, surtout, que s’en saisissent des artistes qui ne font pas profession d’engagement, des artistes pour lesquels l’art, produit au contact ou en miroir de la violence du monde, est en soi politique. Bien sûr, les réponses proposées divergent. Il y a loin de la contemplation, à laquelle invite la photographie post-documentaire pour responsabiliser le spectateur en captant son regard usé par le flux des images de presse, à l’art « cruel » revendiqué par Convert face à « l’obscène cruauté » de Daech, un art « cruel » qui a poussé l’artiste à prendre son fils pour modèle d’un saint Denis décapité. L’écart est tel qu’on aimerait même demander à Pascal Convert, auteur de plusieurs textes et oeuvres ayant pour sujet des images de presse, ce qu’il pense des grands tableaux photographiques vivement colorés, parfaitement composés, parfois mis en scène ou montés, de Luc Delahaye, Juul Hondius ou Richard Mosse. Y verrait-il, comme certains, une réponse à ces images d’actualité « en mercure liquide », dépourvues de toute valeur documentaire, qu’il avait analysées dans ces pages en 1999(1) ? En reconnaîtrait-il l’efficacité, lui qui avait écrit en 2007 que « si les images télévisuelles du 11-Septembre restent dans notre mémoire, ce sera du fait de l’importance politique et historique de l’événement mais aussi du fait de leur beauté plastique (2) » ? En critiquerait-il, comme d’autres, la profonde ambiguïté, la menace d’instrumentalisation et d’esthétisation du réel ? Car, sans doute, le risque de l’art face à l’histoire n’est pas de lui retourner sa cruauté, mais de se perdre dans son obscénité.
Étienne Hatt There are many striking images in the book published to accompany Soulèvements, the exhibition curated by Georges Didi-Huberman at Jeu de Paume, but the one I found most touching is also one of the slightest: it shows a page from a volume of tracts put out by the Resistance during the Occupation. On it are pinned nine butterflies, each no bigger than a cigarette paper, each displaying a few handwritten words: “Down with the Bosches,” “Hang Hitler,” Victory.” They recall the four photographs secretly taken by members of the Sonderkommendo at Auschwitz-Birkenau which Didi-Huberman discussed in a previous book and includes again in this show. However fragile, however slight theymay seem, these bits of paper and those scraps of film are both uprisings. Is art able to do justice to these actions? Can it raise itself to the level of this slightness, this fragility, when that is the form taken by history? The question of what art can do in response to history resonates in this issue, in thewords of Didi-Huberman and of his comrade Pascal Convert, who has a show at Galerie Éric Dupont, and in the section on post-documentary photography, a way of addressing current events that is not press photography. It is good that this question should be raised and, above all, taken up by artists whodon’t make a profession of engagement, artists forwhomart, madein contactwith, or reflecting the violence of the world, is itself political. Of course, answers diverge. There’s a big gap between the kind of contemplative response encouraged by post-documentary photography trying to instill responsibility into a gaze jaded by the flux of press images and the “cruel” art with which Convert responds to the “obscene cruelty” of Daesh, art whose cruelty impelled him to take his son as the model for the beheaded Saint Denis. The difference is so great that it is tempting to ask Convert, who has produced several texts and works about press images, what he thinks of the big, brightly colored, perfectly composed and sometimes staged, or edited photographic tableaux made by Luc Delahaye, Juul Hondius and Richard Mosse. Would he, like others, see them as a response to those images of current events “in liquid mercury” that are devoid of documentary value, and that he analyzed in this magazine in 1999?(1) Would he recognize their effectiveness, he who wrote that “if television images of 9/11 remain in our memory, it will be because of the political and historical importance of the event, but also because of their visual beauty”?(2) Would he, as others have done, criticize its deep ambiguity, the dangers of instrumentalizing and aestheticizing the real? For, no doubt, the risk that art takes when it faces up to history is not that it will reflect its cruelty, but that it will lose itself in its obscenity.
Étienne Hatt Translation, C. Penwarden