PIERRE GUYOTAT subversion est raison
Pierre Guyotat Par la main dans les Enfers. Joyeux animaux de la misère II Gallimard, 422 p., 24 euros Humains par hasard. Entretiens avec Donatien Grau Gallimard, « Arcades », 242 p., 21 euros Deux livres de Pierre Guyotat viennent de paraître, dont rend compte ici Tiphaine Samoyault: Par la main dans les Enfers. Joyeux animaux de la misère II ; Humains par hasard. Entretiens avec Donatien Grau. Au cours du printemps, la revue Critique, que dirige Philippe Roger, a consacré un numéro entier (coordonné par Donatien Grau), à l’oeuvre de Pierre Guyotat. Rappelons que celle-ci avait été depuis ses débuts accompagnée par la revue fondée par Georges Bataille : en 1971, Philippe Sollers publiait dans Critique son article resté fameux sur Éden, Éden, Éden, « La matière et sa phrase » ; en 2001, paraissait un long texte de Catherine Brun sur Progénitures. Roland Barthes, membre du comité de rédaction de la revue, préfaçait, aux côtés de Philippe Sollers et Michel Leiris, Éden, Éden, Éden, pendant que Michel Foucault, autre membre du comité de rédaction de la revue, prenait sa défense dans le Nouvel Observateur. Janvier-février 2016, l’oeuvre de Guyotat s’étant enrichie de plusieurs livres, il revenait à Donatien Grau d’en retracer le cheminement en faisant appel à de nouveaux écrivains, critiques et philosophes, parmi lesquels Alain Badiou, Pierre Brunel, Tristan Garcia, Ann Jefferson, Catherine Malabou, Tiphaine Samoyault, Edmund White… Deux textes inédits de Guyotat, « La prison » (1962), « Parlerie du rat » , fragment de Géhenne (à paraître), introduisaient le numéro. Un homme de la mode, Azzedine Alaïa (mais ne l’est-il aussi de l’art ?), d’origine tunisienne, confie : « J’ai une très grande admiration pour Pierre Guyotat. Il a ennobli la langue française. » Pierre Guyotat répond à une question de son ami Donatien Grau: « Depuis longtemps, je pense que ce que j’écris est de l’art. » Comment ces deux « créateurs », le styliste grand couturier et l’écrivain ne se seraient-ils pas rencontrés ? Le premier pour proposer au second d’ouvrir sa galerie à des artistes qui ont tous en commun, comme l’écrit Bruno Racine dans sa préface à l’ouvrage accompagnant l’exposition, d’« avoir reçu l’oeuvre de Pierre Guyotat comme un choc et qui, même lorsqu’ils n’ont pu en avoir qu’un aperçu partiel ou filtré par la traduction, ont ressenti d’emblée plus qu’une affinité, une sorte de fraternité avec l’auteur ». Ainsi, ont été rassemblés par Donatien Grau et exposés du 22 avril au 12 juin 2016, galerie Azzedine Alaïa, des oeuvres de Daniel Buren, Paul McCarthy, Klaus Rinke, Éric Rondepierre, Bernard Dufour (un superbe portrait de Guyotat nu), Jean-Luc Moulène, Miquel Barceló…, à côté des manuscrits de l’écrivain, feuillets dactylographiés, corrigés, raturés ou enrichis de sa main, qui ne sont pas sans évoquer quelque manuscrit médiéval. Pierre Guyotat a souvent affirmé qu’il aurait voulu être peintre. Il le fut. En témoignent ses dessins et aquarelles qui datent de son très jeune âge, et ceux qu’il n’a cessé de produire (notamment une belle série de dessins de 2015) et qui feront bientôt l’objet d’expositions. Le livre-catalogue (Actes Sud/Association Azzedine Alaïa) qui accompagnait l’exposition réunissait des entretiens avec Pierre Guyotat, avec les artistes exposés, et des textes de Marianne Alphant, Stephen Barber, Donatien Grau, Jacques Henric, Thierry Grillet, Michel Surya, NouraWedell. L’avant-propos et la préface étaient de Azzedine Alaïa et Bruno Racine.
Chaque livre de Pierre Guyotat est la réponse à un désir et à une incitation. Si Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) avait été appelé par la guerre d’Algérie, Joyeux animaux de la misère (2014), ce pandémonium à la fois monstrueux et jubilant dont il livre aujourd’hui le deuxième volet, répond à la convocation de la catastrophe écologique qui se prépare, de l’éclatement de la terre. Mais « que ce que j’écrive soit une réaction archaïque à cette complexification dumonde et à cette presque disparition de primauté de notre planète, ce n’est pas à moi de le dire », confie-t-il à Donatien Grau dans le livre d’entretiens dont la publication accompagne celle de Par la main dans les Enfers. Alors tentons de le dire pour lui, en restant au plus près de la raison du monde qu’il met sous nos yeux. Il n’est pas étonnant en tout cas que son principe, ou son moteur, ou sa passion, en soit la peur, la « seule passion de ma vie », disait Hobbes, « élément premier de la vie humaine et même animale », dit Guyotat. Elle justifie l’art parce qu’elle le fait naître ; elle se rapproche de la jouissance parce que, selon Roland Barthes qui écrit des choses très fortes sur elle dans le Plaisir du texte, la peur « est la clandestinité absolue. […] Qui pourrait dire : “J’écris pour ne pas avoir peur” ? Qui pourrait écrire la peur (ce qui ne voudrait pas dire la raconter) ? La peur ne chasse, ni ne contraint, ni n’accomplit l’écriture : par la plus immobile des contradictions, toutes deux coexistent – séparées. (Sans parler du cas où écrire fait peur.) » La peur est ainsi chez Guyotat le lieu même de la contradiction. Elle met en marche le langage ; elle promet l’alliance d’une extrême sensibilité, d’une très grande empathie et d’une intelligence bâtisseuse qui est au fond de toute vraie création. L’empathie, on la lit clairement dans Humains par hasard, le recueil d’entretiens, par exemple lorsque Guyotat parle de la vie intérieure des êtres qu’il croise dans le métro, de la rapidité extrême avec laquelle il vit ce qu’il voit et qu’il appelle « la vrille », ou encore de sa sensibilité à la nature dans toutes ses manifestations, tremblements, paysages, fourmis et oiseaux, propices à relativiser l’idée de l’homme. « Je vis la vie de ce qui est en face de moi. Il peut s’agir d’un chien, d’un animal, d’une chose. Je vois une phrase dans un journal et aussitôt je fais en quelques secondes une trajectoire. C’est ma vie et cela ne se voit pas forcément. » Mais cette empathie, on la sent par tous les pores de la peau lorsqu’on fait l’expérience de Par la main dans les Enfers. Les formes de la souffrance n’y sont pas analysées, mais transcendées, dépassées par le théâtre d’un autre monde où un ordre tout différent est