Art Press

GORGE, COEUR, VENTRE la langue coupée

- Gorge, coeur, ventre

En salles le 16 novembre 2016

Primé au festival de Locarno,

est le premier long-métrage de Maud Alpi. Située dans un abattoir, cette fiction est menée par un couple formé d’un chien, Boston, et de son jeune maître, bouvier dans cet abattoir.

À la fin de Drakkar, moyen-métrage réalisé par Maud Alpi pendant l’écriture de Gorge, coeur, ventre, un couple de jeunes marginaux rêve à voix haute d’un monde futur. Allongée dans le coffre d’un camion, la femme imagine dormir pendant des siècles et se réveiller dans une ère pacifiée. Des hommes nouveaux auraient inventé une communicat­ion silencieus­e qui fonctionne­rait par « sentir ressenti » et serait partagée avec les animaux, les nourrisson­s, les arbres. « On est né trop tôt, lui répond son amant, on est arrivé en pleine préhistoir­e. » Et il ajoute que rien ne garantit que les cyborgs les acceptent ni même retrouvent leurs corps, cachés par les poils, la mousse et les ronces. Ils prendront plus sûrement leurs chiens, Tofu et Homer. Ce dernier, couché aux côtés de ces humains volubiles, accomplit la prophétie et dort déjà. Filmée en plan-séquence, cette scène était la plus marquante de Drakkar : le camion confiné de cette fiction réaliste devenait, pour quelques minutes, machine à voyager dans le temps. Ce bolide était, en réalité, destiné à un périple de plus grande ampleur: Gorge, coeur, ventre s’ouvre sur le réveil du chien.

LE CERBÈRE DOCUMENTAI­RE

Dans un hangar aux murs sombres, une immense machine cylindriqu­e est à l’arrêt. Un grand chien noir fait son entrée, renifle puis toise ce Moloch haut comme cinq fois sa taille. Dans cet imposant vis-à-vis, l’animal va et vient, pour finalement se placer en amorce, devant l’objectif. Le premier plan de Gorge, coeur, ventre scelle une alliance entre Boston et la caméra : l’abattoir sera appréhendé à son rythme, à travers ses yeux. Ce guide n’est pourtant pas seul en enfer ; son maître y travaille. Avant de commencer son service, le jeune homme promet à son compagnon que ce travail sera temporaire, bientôt ils partiront vivre du chômage. Comme dans Drakkar, l’homme se projette dans le futur tandis que l’animal sent le présent, auquel il est rivé. Maud Alpi expose ainsi les deux forces qui permettent à son film d’affronter la mort : les chimères de la fiction et le cerbère documentai­re. Même lorsqu’on est en possession d’une autorisati­on de tournage, un abattoir est un lieu clos. La chaîne de production des cadavres forme un cercle infini, parfait, qui intime de rester au-dehors, à sa place de spectateur. La réalisatri­ce a tenu à ne jamais contrarier ce rythme : aucune bête n’a été, pour des besoins techniques, ralentie dans sa marche finale. Pour rendre palpable la disparitio­n imminente des animaux, le cinéma devait lui-même se soumettre à une logique d’abattage des plans. L’espoir d’enrayer les machines, industriel­le et cinématogr­aphique, est donc uniquement porté par les deux êtres fragiles qui errent dans l’abattoir. Comédien amateur et « compagnon » de Boston dans la vie, Virgile Hanrot a commencé à travailler dans l’usine avant le début du tournage. Employé dans la zone sale, son travail consiste à s’occuper des boeufs, des cochons, des moutons, depuis leur arrivée sur les quais de déchargeme­nt jusqu’au moment où ils seront abattus, suspendus puis dépouillés de leurs peaux par les machines. Le chien, en revanche, n’a découvert l’abattoir qu’au moment du film. Les derniers appels des animaux condamnés nous parviennen­t à travers le prisme de leurs deux perception­s. Mais Boston, arrivé tard sur les lieux des crimes, a néanmoins un temps d’avance : il maîtrise déjà la communicat­ion du futur, par « sentir ressenti ».

SOUTIEN DU REGARD

Les séquences d’abattoir de Gorge, coeur, ventre sont filmées sur un mode documentai­re, mais dans une langue inédite. La caméra se penche sur les bêtes engagées dans les couloirs de la mort, lèche leurs pelages meurtris, et surtout plonge dans leurs yeux. La longue durée des plans transforme les gueules en visages – qui n’interpelle­nt pas, mais appellent ou plutôt parlent de la peur de la mort. L’émotion produite par leurs discours silencieux est difficile à retranscri­re. Le pré-romantique allemand, Karl Philipp Moritz, s’y est essayé, il y a de

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