ALAIN JAUBERT moustaches, idoles, censure
Nazis, staliniens et inquisiteurs peuplent un nouveau recueil d’essais qui prolonge les réflexions d’Alain Jaubert sur le pouvoir des images et leur falsification.
Parmi les nombreux documentaires d’Alain Jaubert, on connaît la fameuse série des « Palettes » où il décortiquait avec science et simplicité un chef-d’oeuvre de la peinture : structure, pigments, choix esthétiques et symboliques, mis en rapport avec l’ensemble de l’oeuvre du peintre, de sa vie, de son temps. On le connaît aussi romancier, notamment Val Paradis (Prix Goncourt du premier roman 2005) ou Une nuit à Pompéi (2008). Beaucoup se souviennent du Commissariat aux archives (1986), où il montrait comment l’on falsifie l’histoire en truquant les photographies, dans divers régimes totalitaires, chez Mao, Staline, Castro, Hitler… À quand une nouvelle édition de ce livre important ? Certes, il faudrait l’augmenter, et, si l’on suit les catégories de Guy Debord, passer de l’époque du spectaculaire concentré à notre ère du spectaculaire intégré. L’ouvrage qui vient de paraître poursuit autrement ce travail ainsi que ses analyses iconographiques réunies dans Lumières de l’image et D’Alice à Frankenstein. L’auteur se montre ici plus éclectique. Il y est par exemple question du bordereau (un faux) de l’affaire Dreyfus. Ou du vice profond de certains inquisiteurs du 13e siècle qui, non contents d’exterminer les hérétiques vivants, en vinrent à traquer ceux qui « étaient morts sans avoir été démasqués » ou avaient échappé à leur châtiment : « Ni l’oubli ni la mort, ni le temps ni l’espace ne devaient plus leur être des refuges. » Stupéfiant : on déterrait les morts, leurs ossements entourés d’un parchemin prenaient place au procès et étaient ainsi invectivés, calomniés, condamnés. Parfois des descendants venaient défendre la dépouille, pour l’honneur de la famille, d’autres fois des avocats s’occupaient de cette tâche ingrate. Le procès d’Ermanno Pongiluppo (un fraticelle, branche « hérétique » des franciscains) dura trente-deux ans pour se solder par la victoire de l’inquisiteur. Pier Angelo Manzolli, aussi connu sous le nom de Marcellus Stellatus Palingenius, et qui avant même Giordano Bruno évoque un univers infini, brocarda sévèrement Luther et le pape : après sa mort, son livre fut mis à l’Index, son corps exhumé puis brûlé. Nul repos pour qui brave la pensée officielle, la subversion sera punie au-delà de la vie, le matérialisme éradiqué dans sa matière même. BÉATIFICATION PAÏENNE Alain Jaubert montre aussi les rapports entre les propagandes catholique, communiste et nazie : la fabrication de saints, à l’aide de martyrs supposés. Utilisant en contrepoint le célèbre Jacques de Voragine, il analyse une forme de béatification païenne, si je puis dire, d’un « héros » nazi, Horst Wessel, assassiné par des communistes, et le jeune Pavel Morozov, qui a dénoncé son père comme faussaire. Sous le surnom de Pavlik, il devient une icône communiste. Durant les années 1930, considérant que la famille pouvait représenter une force de résistance à la bolchevisation, on encourage (avec l’appui de la veuve de Lénine) les enfants à dénoncer leurs parents : des traces de l’ancien monde propriétaire peuvent perdurer et il convient de les éradiquer. On apprend que le mythe de Pavlik repose sur une honteuse falsification des faits, mais comme le souligne l’auteur, « lorsque l’on a truqué et brouillé l’histoire avec une telle violence, avec un tel art du mensonge et de la falsification, aucune reconstitution exacte n’est plus possible ». Un long chapitre traite des représentations plastiques des tyrans, mais aussi de la modification de la nomination en URSS, dès les premières années qui suivent la révolution d’Octobre. On le sait pour les noms de villes, Leningrad et Stalingrad, bien sûr, mais aussi une foultitude de noms dérivés à partir du vrai nom de Lénine, Vladimir Ilitch : Ilitchevko, Zavety Ilitcha, Port-Ilitch, Ilitchevski… On (re) baptisa canaux, rivières, centrales nucléaires… Bien après la mort de Lénine, une lutte se dessine entre lui et Staline, c’est à celui qui aura le plus de lieux, le pic le plus haut… Les prénoms changent aussi ; s’il est évident que mille variations s’effectuent autour de ceux des héros de la Révolution, tant pour les hommes que pour les femmes, on s’étonne davantage de trouver des prénoms et surnoms provenant de mots récemment introduits dans le vocabulaire russe : « Meridien, Hypothenusa, Algebrina, Traktor, Diezel, Kombain (moissonneuse-batteuse), Hydrogen, Calcium, Sodium »… Heureusement que le ridicule ne tue pas tout le monde. Mais mieux valait ne pas porter le nom d’un héros déchu ! L’essai qui donne son titre au livre vient d’une conférence prononcée à Arles en 1997. À partir de la célèbre phrase de Pascal sur le nez de Cléopâtre et la face du monde, l’auteur analyse la moustache du dictateur nazi dans un dialogue à distance avec son opposé absolu, malgré la ressemblance de leurs moustaches, Charlie Chaplin. Des nazis, des staliniens, des inquisiteurs, quel cocktail rébarbatif, pourriez-vous penser. Mais pas du tout : si Jaubert sait nous donner les clés iconographiques pour penser ce monde pas si ancien que ça, c’est aussi pour analyser notre monde contemporain, notre spectaculaire intégré, ces images qui saturent notre espace visuel et mental. Il nous donne à voir et à lire le cinéma expressionniste, le dialogue entre peinture et cinéma, les inventions photo-cinématographiques de Felice Beato et nous décode la voluptueuse photographie d’une opulente poitrine de femme perlée d’eau, signée Henri Cartier-Bresson…
Olivier Renault