Against Translation
Jean Boîte, 8 fois 32 pages, 39 euros Comment matérialiser le langage existant tout en opérant sa défamiliarisation ? Pour Kenneth Goldsmith, fondateur de l’extraordinaire UbuWeb, l’acte de transférer un texte d’un lieu à un autre constitue, à l’ère du capitalisme narcissique mondial, un geste militant – et l’appropriation en est sa méthode. C’est sous la forme d’un coffret de huit livres en autant de langues différentes que Goldsmith publie le Déplacement est la nouvelle traduction (formant l’ensemble Contre la traduction, ou Against Translation), plaidoyer destiné à promouvoir le « reconditionnement » perpétuel du langage à l’ère numérique. Déplacer remplacerait l’impossible appréhension des objets de « l’écosystème digital ». « Emprunter, c’est traduire », écrit-il p. 17 dans la version française, phrase que l’on retrouve p. 16 dans sa version espagnole et allemande, p. 14 en anglais (comme le rappelle Goldsmith, « il y a dix tomes d’Harry Potter dans la saga chinoise, alors que J.K. Rowling n’en a écrit que sept »). On aura renoncé à trouver la phrase dans les traductions en russe, chinois, et arabe, la traduction étant bien « ce que je ne comprends pas », voire « ce que je n’ai pas demandé ». Les éditions Jean Boîte, poursuivant depuis cinq ans une politique éditoriale singulière, mettent en lumière, avec cette commande, un questionnement radical du devenir de l’objet écrit face à la plus vaste bibliothèque à disposition qu’est internet. Contre la traduction fait émerger l’idée que le déplacement – des mots, des peuples, des territoires – crée des circulations neuves au sein d’un capitalisme dérégulé et narcissique dont Goldsmith ne cache pas l’hostilité foncière. Mais ces « données en meute » d’internet sont aussi ses propres limites, en ce qu’elles sont passibles de générer un « monstre multinational ».