L’art, bassin d’enrichissement / The Wealth in Art
Interview de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre par Catherine Millet
Enrichissement, une critique
de la marchandise (Gallimard/ NRF) est un ouvrage qui fera date. Pour la première fois, un secteur de l’économie des sociétés occidentales, souvent occulté, voire tabou, est analysé. Les auteurs, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, mettent au jour le riche « gisement » que constituent pour le capitalisme les industries du luxe, le patrimoine et les oeuvres d’art, trois domaines souvent associés sinon confondus. Il s’agit d’une vaste et déterminante réorganisation du capitalisme au sein de laquelle l’art, y compris contemporain, joue un rôle majeur. Si, comme moi, vous aviez la naïveté de croire que la « bulle spéculative » du commerce de l’art risquait d’éclater un jour, et qu’on reviendrait à des prix « normaux », faites-vous une raison : c’est fait pour durer. CM Je résume votre constat : l’exploitation du sol et du sous-sol de notre pays ne représente plus qu’une part minime de notre économie, l’industrie des objets standardisés est délocalisée ; ne restent, comme « gisement » de richesses et source de profit, que les grandes marques du luxe, les oeuvres d’art, le patrimoine qui attire le tourisme. LB Un ami nous a dit : « Marx a eu la chance de vivre en Angleterre quand se développait la société industrielle. Vous, vous avez la chance de vivre en France où cette économie de l’enrichissement que vous analysez est la plus développée. » Le problème n’est pas tant celui d’un épuisement de certaines ressources que la baisse du profit dans les formes industrielles de production, celles qui supposent un haut niveau d’exploitation du travail. Il y a une surcapacité productive, par rapport à la demande solvable et aussi du fait du grand nombre d’objets industriels déjà en circulation, ce à quoi il faut ajouter la volonté des instances du capitalisme, après les mou- vements ouvriers des années 1960-1970 qui avaient été très importants, de se débarrasser de ce poids. AE On voit bien le passage d’une économie industrielle à une économie de l’enrichissement dans l’exemple saisissant, à Turin, de l’usine Fiat transformée en un centre qui associe galerie marchande, hôtels, restaurants, et au sommet duquel Renzo Piano a construit un musée, en préservant d’ailleurs le circuit automobile qui étonnamment se trouvait sur le toit. Ce que nous appelons « bassin d’enrichissement » peut être un bâtiment, un quartier dans une ville, ce qui, dans des pays comme la France et l’Italie, concerne une grande partie du territoire. Il y a le cas d’Arles et le projet de la Fondation Luma. AE Arles était une ville centrée sur l’activité industrielle avec des ateliers de construction de locomotives. Elle a aujourd’hui le plus haut taux de chômage de la région Paca. Mais Arles est un bassin d’enrichissement, avec un patrimoine déjà valorisé (une histoire régionaliste, la tauromachie, les Rencontres de la photographie) et l’implantation de la Fondation Luma, qui fait appel à Frank Gehry, s’inscrit complètement dans cette économie de l’enrichissement. La reconversion de la ville se fait autour de cette fondation qui transforme également les anciens ateliers de la SNCF. Les sites historiques aménagés pour attirer le tourisme sont des héritages du passé. Notre société, qui s’est toujours projetée dans l’avenir, est maintenant contrainte de puiser dans son passé. LB La science économique s’est construite sur la base de la société industrielle et de la production de masse. Or, ce que nous dessinons, ce sont les contours d’une autre économie, aussi importante, mais qui ne produit pas, qui exploite, met en valeur des choses « déjà là ». Les économistes classiques avaient conscience qu’il existait des choses rares, comme les oeuvres d’art, mais
ils les considéraient comme des cas limites sans grande influence sur l’économie générale. Comme vous savez, il y a actuellement des bagarres entre économistes, et l’un des enjeux est le rapport à la sociologie. Les hétérodoxes sont plus proches de la sociologie qui elle-même est critique à l’égard de l’économie orthodoxe, considérant que celle-ci ne tient pas compte des personnes. Cette économie est restée une science positiviste qui étudie le monde des échanges avec le projet d’en tirer des lois, alors que la sociologie a pris conscience que ce sont les êtres humains qui construisent leur environnement. Ce changement en sociologie s’est fait surtout sous l’influence de la linguistique et de la philosophie cognitiviste, de Wittgenstein. La question du langage est donc très importante dans cette optique qui met l’accent sur la construction de la réalité. Mais la sociologie a laissé les prix aux économistes, alors que les prix sont un élément central dans l’expérience que chacun de nous a de la réalité. Il faut donc rapprocher sociologie et économie, ce qui était le projet de Fernand Braudel quand il a fondé l’École des hautes études en sciences sociales. Notre livre porte largement sur les prix, mais avec une approche de sociologue. AE Diverses activités entrent dans cette économie: le tourisme, l’industrie du luxe, les activités artistiques. La difficulté est qu’il n’y a pas de cadre cohérent qui donne des chiffres rassemblant toutes ces activités. Aussi est-ce toujours sous-estimé. Par ailleurs, ce sont des activités souvent considérées comme futiles, qui ne sont pas, de ce fait, prises autant au sérieux que la finance et l’industrie. Mais, pour vous donner une idée, le tourisme représente environ 7,5% du PIB, ce qui est considérable. La culture environ 4%. Et il est frappant que l’effectif des professionnels de la culture a doublé depuis les années 1990. LB L’industrie du luxe est très importante, dont le luxe alimentaire qui est une des principales exportations de la France avec l’aéronautique et l’armement ! Quand une zone agricole est transformée en zone résidentielle, des antiquaires viennent s’installer dans la région, ainsi que des artisans pour « retaper » des maisons anciennes, sans parler des « serviteurs » (1) en situation précaire. Finalement, ça fait beaucoup de monde. AE Lorsque nous avons présenté notre travail à New York, des universitaires nous ont dit que l’analyse s’appliquait peut-être à la vieille Europe, mais pas à New York. Le lendemain, nous nous sommes promenés sur la High Line (2) où sont placés des panneaux expliquant l’histoire de cette voie, et autour de laquelle des boutiques de luxe, des galeries, des restaurants se sont ouverts. L’ensemble de ce que nous décrivons se