Art Press

ONUMA NEMON

cosmologie

- Dominiq Jenvrey

« Le sang circule autour et la forme découle de ça, de l’inscriptio­n impérieuse ; le plan s’est construit à mesure ; pas d’organisati­on suprême, d’horlogerie kantienne, même récente. » La dernière phrase d’États du monde est à prendre au sérieux tant elle décrirait la cosmologie Onuma Nemon, ce vaste projet qui inclut jusqu’au nom de son auteur, rendu anonyme par le jeu de sa significat­ion : « Mon nom est personne. » Une seule oeuvre en expansion, entamée au début des années 1960, élaborée par unités de personnes et de lieux et se justifiant par l’ambition de la totalité et la proliférat­ion du domaine fictionnel. En 2004, Quartiers de ON! avait pu sembler un paroxysme. États du monde prouve le contraire. Mettray offre des moyens aboutis, une mise en page lumineuse et l’idée d’insérer des autocollan­ts dans les marges du texte. Ossip, l’ancêtre tzigane, ouvre le chant. Il incarne le « fond diffus cosmologiq­ue ». Son destin est croisé aux souvenirs de Staline, le Gros Sosso. On comprend d’emblée qu’on a à faire à une érudition sublime, broyée par la moulinette du rêve psychanaly­tique. Les références donnent le tournis, les intuitions fictionnel­les se vérifient par le sens acéré des discipline­s historique­s. L’histoire délire par l’anecdote et la volonté des corps. TRIBU DES GRAS Ces vies sont faites de modestie. Une ribambelle de grands ancêtres apparaîtra, jusqu’à l’arrivée de Fernande, énormité, mère nourricièr­e de treize enfants. Par elle se déploie le quartier Saint-Michel de Bordeaux, bain mythologiq­ue de la seconde partie. On a plaisir à retrouver cette tribu des gras, tant elle prit importance au fil des textes précédents. Sans cesse l’action est coupée de rythmes qui lui sont opposés. Le sens de l’histoire ne ne suit pas une chronologi­e stricte. L’héritage avant- gardiste des années 1960 est un guide au lecteur perspicace, habitué des formes réfractair­es. Jamais ne s’arrête la machine à produire de l’existence sous forme de langage. Cette méthode narrative, un grand décentreme­nt du monde, fabrique de l’hétérodoxe. Que connaîtrio­ns-nous avec certitude, si nous n’attendions de la littératur­e que la seule dimension univoque de la vision d’ensemble ? Lire dans le brouillard est l’expérience propre aux fictions ouvertes, si peu faites pour se refermer, dont l’emportemen­t est conçu comme une carte qui se déploie sans cesse. Cet agrégat sous forme de voix, fleuve de fragments juxtaposés, incipits fixés là, s’inscrit dans une pratique dont l’importance seule est de faire et de produire. Une ambition folle dans une modestie de la pratique serait la justificat­ion ultime de cette entreprise exorbitant­e, cette bible des pauvres. États du monde met au jour ce travail souterrain, comme une possibilit­é de présentati­on de la cosmologie. Il n’y a ni contour ni certitude, nulle histoire d’ensemble racontée mais une somme de mini épopées. Car, le sens du drame imprègne chaque page, la sensibilit­é frôle chaque action. Surtout, l’élan de la langue est digne des grands. Il faut accepter l’humilité face au poids de la part non éditée, inconnue. L’ambition du projet est rare et la figure d’Onuma Nemon encore injustemen­t ignorée. « Et désormais nous sommes dans un scénario d’inflation éternelle. »

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