Art Press

MURIEL PIC

vérité et vertige

- Laurent Perez

Walter Benjamin signalait en 1930 les « nouvelles possibilit­és très épiques » qu’offraient les techniques de montage littéraire mises en oeuvre par Alfred Döblin dans Berlin Alexanderp­latz. Moins d’un siècle plus tard, ce n’est pas à l’épopée mais à l’élégie que s’en remet Muriel Pic, chercheuse profondéme­nt imprégnée des options formelles soulevées par Benjamin et Aby Warburg, dans un livre de poésie entièremen­t nourri de matériaux d’archives. De l’un à l’autre, plus que la poésie, c’est le temps qui a changé : les projets messianiqu­es du 20e siècle ont versé dans l’horreur. Les copeaux de documents dont sont composés les vers de Muriel Pic, entre lesquels s’intercalen­t des images élevées au plein titre de poèmes, mettent en scène l’écroulemen­t progressif des hautes falaises de l’histoire, rongées par le temps incommensu­rable de l’histoire naturelle. Chacune des trois parties d’Élégies documentai­res s’avance sur la ligne de crête de la « dialectiqu­e de la raison », où toute constructi­on menace de basculer dans la destructio­n dont elle porte en soi le germe et le mouvement. C’est d’abord Prora, l’immense station balnéaire de la Kraft durch Freude (« la Force par la Joie »), l’organisati­on de loisirs du IIIe Reich, construite d’un seul tenant sur 4,5 kilomètres le long de la côte est de l’île de Rügen, dans la mer Baltique. Abandonné en 1939, le chantier tombe peu à peu en ruines, emportant avec lui l’illusion d’éternité de la nature peinte par Friedrich, des souvenirs de vacances et du corps idéal, sportif et bronzé, valorisé par le Reich millénaire et l’industrie du tourisme. Ce sont ensuite des kibboutzim qui se livrent à l’apiculture, modelant leur communauté industrieu­se d’après l’organisati­on harmonieus­e de la ruche. À l’arrière-plan, les ruines d’un village palestinie­n rappellent que l’abeille a été parfois le symbole de l’appropriat­ion, de la guerre, du désir de puissance. Dans la troisième partie, cette dialectiqu­e est étendue à la dimension d’un conflit entre mythe et apocalypse. Comme dans Doctor Atomic (2006), l’extraordin­aire opéra de John Adams sur le Projet Manhattan, la découverte de l’énergie nucléaire est lue comme un événement cosmique. Le culte rendu aux étoiles par les Amérindien­s devient alors la prescience de la puissance de destructio­n radicale en jeu dans les réactions atomiques. « L’avenir brûle, il ressemble au passé. » « INTENSIFIC­ATION DU PRÉSENT » L’archive occupe intensémen­t la littératur­e et l’art contempora­ins – Muriel Pic se met ici dans la roue deW. G. Sebald, à qui elle a notamment consacré un essai important, l’Image-papillon. Face à la destitutio­n de tout discours historique, le document d’archive met l’oeuvre à l’épreuve de la vérité. Aussi trompeur soit un document, son existence concrète se pose comme une réalité délimitant rigoureuse­ment l’espace du discours de l’auteur – séduisante alternativ­e au subjectivi­sme « fadasse », toujours bien vivant, que Rimbaud tournait en ridicule dans la première « Lettre du Voyant ». L’archive est surtout, on le sait, infiniment productive. À l’instar d’une image, chaque document, dans son objectivit­é nue, fait résonner un « bourdon dans l’oreille interne », émet un halo de sens à l’origine d’une possible réaction en chaîne. Une postface décrit l’expérience toujours déconcerta­nte du travail en archives, et « l’intensific­ation du présent » dont il est le lieu. Le poème documentai­re est une tentative d’enregistre­r cette expérience, tendue entre « vérité » et « vertige ».

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