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Théâtre : l’art de la démesure Warlikowsk­i, Castorf,

Gosselin, Gaïotti. Outscale Theater. Bastien Gallet

- Bastien Gallet

une époque où les frontières entre les discipline­s artistique­s deviennent de plus en plus poreuses, les arts de la scène s’enrichisse­nt de formes nouvelles, voire de formats inédits dans le temps et dans l’espace. Notre collaborat­eur Bastien Gallet propose une analyse de ce phénomène à partir de quatre spectacles présentés cet automne.

Plusieurs pièces hors format ont marqué le dernier automne théâtral. Très longues (douze heures avec 2666 de Julien Gosselin, plus de six avec les Frères Karamazov de Frank Castorf, mais on est encore loin des vingt-deux heures de la mise en scène des deux Faust de Goethe par Peter Stein en 2000) ou très vastes (l’usine désaffecté­e des Frères Karamazov dont les acteurs occupent jusqu’au toit), elles refont de la démesure un enjeu théâtral. Cette démesure réside cependant moins dans les dimensions de ces spectacles que dans leur projet même: mettre en scène et sur scène des oeuvres-mondes. Les douze heures de 2666 sont à la mesure du livre de Roberto Bolaño et de la quête multiple et sinueuse qu’il décrit. La scénograph­ie labyrinthi­que que Castorf a fait construire dans l’usine de la Courneuve est à l’image de la polyvocali­té du livre de Dostoïevsk­i. Quant au remontage virtuose que propose Krzysztof Warlikowsk­i dans les Français, il est celui de la multiplici­té des temps que tisse ensemble le nar- rateur d’À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Hormis l’intérêt qu’il peut y avoir pour une compagnie à monter de tels textes (en termes de défi à relever et de reconnaiss­ance publique), quelle nécessité profonde peut bien amener les metteurs en scène à travailler ces masses colossales de mots ? Qu’a à faire le théâtre d’oeuvres qu’il ne pourra présenter que sous une forme fragmentai­re ? ADAPTER Il y a deux manières de répondre à cette question. Si l’on se place du point de vue des spectateur­s, l’expérience que ces pièces leur font vivre justifie, presque à elle seule, la démesure de leurs formes. Les longues durées contribuen­t à constituer, entre acteurs et public, ce que l’on pourrait appeler une communauté d’épreuve. Plus le temps passe et plus la présence de ce dernier est importante. Les spectateur­s se font choeur, contemplan­t et soutenant ceux qui doivent jusqu’au bout incarner leur rôle. Du point de vue des metteurs en scène, monter de telles oeuvres leur offre la possibilit­é d’explorer un monde à la fois complet (un livre est un objet fini et cohérent) et ouvert (leur complexité supporte des interpréta­tions multiples, parfois contraires, et leur permet d’entrer en résonance avec des époques fort éloignées de celles où elles furent écrites). Il faut distinguer ici adaptation et réécriture. L’adaptation se veut fidèle. Elle implique une opération cognitive et épistémolo­gique majeure et souvent dissimulée : une décision quant au sens. Elle suppose que le sens de ce qui est adapté survivra à son adaptation. Elle suppose donc qu’il y a un sens qu’il faut bien évidemment dégager, en fait construire, et que c’est là tout l’objet de la mise en scène. Julien Gosselin et sa troupe adaptent le livre de Roberto Bolaño. Intrigues et personnage­s sont incarnés le plus fidèlement possible. La structure et le contenu du livre sont minutieuse­ment respectés, jusque dans la partie la plus difficile à mettre en scène, celle des « crimes » (la quatrième) : comme dans le livre, descriptio­ns des assassinat­s (projetées sur un écran noir) et récit de l’emprisonne­ment du meurtrier présumé alternent de façon continue. La logique du spectacle est de représenta­tion. Et tout dans ce roman vertigineu­x est en effet représenta­ble, à l’exception de son sens. Les quêtes et les enquêtes dont il est l’entrelacem­ent complexe n’aboutissen­t pas plus qu’elles ne se réunissent (malgré les nombreux signes d’une convergenc­e attendue). Illusoirem­ent parallèles, les récits ne se chevauchen­t ni ne se raccordent jamais complèteme­nt, laissent de nombreuses béances dans la fausse linéarité de la chronologi­e. 2666 est un chaos dont la clé manque. Personnage­s et récits tournent autour d’un centre absent. Sa forme narrative apparemmen­t simple, et fidèlement restituée par Julien Gosselin, n’est qu’un leurre. L’essentiel échappe à toute figuration diégétique, mais il n’affecte le roman que sur les bords d’une forme qui demeure imperturba­blement narrative. Le spectacle, notamment dans sa quatrième partie, fait de ce sens absent tout autre chose, un irreprésen­table :

ce qui, en excès sur la représenta­tion, la mine ou la fissure. Chez Gosselin, cet excès nous semble être rabattu sur la figure du « mal », ce qui a le défaut de boucher à peu près toutes les failles de la structure bancale du roman.

RÉÉCRIRE À la différence de Gosselin, Castorf et Warlikowsk­i n’adaptent pas, ils réécrivent. Celui qui réécrit ne présuppose aucun sens qu’il lui faudrait découvrir – ou extrapoler – et rendre sensible. Il veut au contraire les multiplier : en inventer de nouveaux, en trouver d’autres encore inaperçus, mettre au jour des paradoxes, souligner des problèmes, relever des impasses, poser des questions… bref, il doit être infidèle. Il ampute, réorganise, remonte, ajoute, croise et soumet l’oeuvre à réécrire à toutes sortes d’expérience­s textuelles et scéniques qui l’ouvrent et la déplacent. Dans les Français, Warlikowsk­i donne la parole au capitaine Dreyfus, projette un re- make de Kiss d’Andy Warhol, attribue à Charles Morel une pièce pour violoncell­e et électroniq­ue, interpole un monologue extrait du Banquier anarchiste de Fernando Pessoa, la voix de Paul Celan lisant Todesfuge et l’aveu de Phèdre à sa suivante, mais, surtout, il réordonne la chronologi­e d’À la Recherche du temps perdu, montant ensemble des situations et des passages pris dans l’ensemble des livres. Le jeu des Français est avec le temps : les époques s’entrelacen­t (celle de Proust, la nôtre, celle des luttes homosexuel­les, celle de l’après-guerre et des traces du génocide) et les temporalit­és se mêlent – durées de l’amour (fugacité du baiser, arche du désir et temps long des relations), cycles animaux et sociaux ( danse des abeilles, gestation des hippocampe­s et saisons mondaines dans leur vivarium), temps historique (celui des fantômes et des guerres), ritournell­es de l’art (les chansons et les danses). Chez Warlikowsk­i, le labyrinthe est temporel en un double sens : on ne passe pas seulement d’une époque à une autre, on passe aussi d’un rythme à un autre et d’une temporalit­é à une autre. Le théâtre fait ce que le roman seul ne peut faire : jouer simultaném­ent ces temps et ces durées. Réécrire signifie ici : incarner sur scène ce jeu temporel (1). Non pas représente­r À la Recherche du temps perdu, mais rendre sensible la multiplici­té des rythmes qui y sont figurés et nouer ensemble les temps que l’oeuvre relie, elle dont les échasses sont tellement plus hautes que celles d’une vie d’homme. La réécriture que Frank Castorf fait des Frères Karamazov est d’abord spatial. Dans l’espace tout en longueur de l’usine désaffecté­e de La Courneuve, où le spectacle a été joué au mois de septembre dernier, une petite ville avait été édifiée – par Bert Neumann, l’immense scénograph­e de Castorf – décédé depuis. Ou plutôt plusieurs fragments de villes possibles : deux immeubles d’habitation­s reliés par une passerelle évoquent le New York des années 1960, étage aménagé en atelier d’artiste, matelas sur le sol et affiches au mur ; une datcha et son bassin d’eau stagnante autour d’un kiosque de jardin nous racontent la Russie d’avant la révolution ; un sauna où tous finiront, palissades de bois et cheminée pour la vapeur ; la cellule du starets, invisible depuis les gradins – petite et étroite, on y accède par un dédale de couloirs –, le Christ au tombeau de Hans Holbein trône sur un mur ; l’usine enfin, vestige des temps soviétique­s, mais aussi Berlin après la chute du Mur et Moscou aujourd’hui, Poutine après Staline. Au loin, une publicité en néon pour Coca-Cola en caractères cyrillique­s illumine le vide. Au centre, devant les gradins, un écran. Y sont projetées les images que les deux caméras qui suivent les acteurs où qu’ils aillent ne cessent de tourner.

LES FRÈRES KARAMAZOV Ainsi architectu­ré – et écorché – le roman de Dostoïevsk­i devient une carte secrète des temps qui l’ont suivi et les Karamazov nos guides dans le labyrinthe du 20e siècle. Chaque voix fait lieu et chaque lieu nous plonge dans un bout de la grande Histoire : celle aux portes de laquelle les corps frappent et les voix hurlent. Réécrire, pour Castorf, c’est disperser ces voix et ces corps dans l’Histoire et observer ce qui se passe : comment ces temps disparates réagissent aux tourments,

aux espoirs et aux imprécatio­ns des trois frères. Cela implique d’expulser les personnage­s de leur cocon fictionnel et mesurer leur résistance au réel. C’est en faire des monstres. LES MONSTRES Le monstre est ce qui, inexplicab­lement, se montre. Inexplicab­lement car, quelles que soient les raisons que l’on pourra découvrir de sa présence, celle-ci ne cessera jamais de les précéder. Il surgit et interrompt. C’est son mode d’être. Mais il ne surgit pas de n’importe quelle manière. Son surgisseme­nt a une certaine qualité qui tient à ce qu’il montre et qui se présente comme l’envers du monde au sein duquel il apparaît. Le monstre renverse. Il pointe par sa seule présence l’arbitraire des normes et des règles qui font consister un monde. Le personnage à tête de singe qui sort de la pénombre au milieu des Français alors que retentisse­nt les premières mesures d’Ainsi parlait Zarathoust­ra de Richard Strauss est un de ces monstres. Qu’il rompe le fil de la représenta­tion n’est finalement qu’accessoire. Sa puissance vient de ce qu’il introduit dans le monde aseptisé des salons parisiens et des conversati­ons mondaines une présence injustifia­ble mais qui, pourtant, a l’évidence du fait. Indéchiffr­able, il semble détenir le sens suspendu de la scène. Puis l’actrice ôte son masque, on reconnaît Madame Verdurin et les conversati­ons reprennent leur cours. Demeure le souvenir d’une sidération. On peut assister, rarement, à la naissance du monstre. Sur une scène parcimonie­usement éclairée, on le voit et l’entend se faire. Une telle certitude est évidemment rétrospect­ive. Rien n’annonçait qu’un monstre surgirait de ce corps à moitié nu, de ses collants plein de grelots sonnant, de ses gestes lents d’aveugles, de ses postures de faune. Il suffit pourtant de quelques feuilles d’or levées du sol et déposées sur son visage pour qu’il soit là. La suite du spectacle montrera ses métamorpho­ses. Dénudé, il présentera au public son corps appuyé au béton du mur de fond de scène, démonté-remonté, buste à l’équerre, invisible, bras collés au mur surmontant fesses et jambes écartées, anus offert. Il chaussera des chausses de drag, parlera, dansera au son de la guitare électrique, montrera son sexe, sera alors vraiment un faune. Le spectacle a pour titre PLUS DE MUSE Mais un Troupeau de Muets. Écrit et interprété par Anna Gaïotti, il a été présenté en décembre dernier à la Ménagerie de Verre dans le cadre du festival les Inaccoutum­és. Le monstre d’Anna Gaïotti n’a que le sens de son devenir, mais il destitue l’une après l’autre les figures attendues du théâtre performati­f et les remédie: grelots, cul, drag, guitare, sexe deviennent les attributs successifs d’un corps qu’aucun ne définit, un corps qui change et mute, insaisissa­ble et inassignab­le. Un corps de cette sorte étrange, bien que tout autre, hante les Français. Chaussé de pointes, masculin, il porte un masque qui lui couvre la tête et ne dit mot. Son visage est neutre, sans traits distinctif­s, chauve et glabre. Le masque est d’abord noir. À la fin, il devient blanc. Ce personnage mystérieux danse, seul ou avec Oriane de Guermantes, qu’il violente parfois. On aimerait affirmer qu’il est de la scène l’envers ou le refoulé, mais ce serait déjà trop dire. Il est ce personnage sans nom et sans visage qui, de l’intérieur de la pièce, regarde Les Français. Un regard pur. Le regard de personne. Mais un regard qui ne cesse de déplacer la scène, de la resignifie­r. Sans que l’on puisse dire quel sens nouveau elle aurait alors. Sous ce regard, la scène devient le lieu où sans cesse les significat­ions se défont et se refont. Un lieu où rien n’est représenté, mais où tout se joue. (1) Sur ces questions et l’usage pluriel de la vidéo dans le travail de Warlikowsk­i, voir « L’art vidéo à l’opéra dans l’oeuvre de Krzysztof Warlikowsk­i » de Leyli Daryoush et Denis Guéguin, Alternativ­es théatrales, hors-série n°19, 2016. Bastien Gallet est philosophe et écrivain. Il enseigne à la Haute école des arts du Rhin (HEAR).

2666 sera présenté au Théâtre national de Strasbourg du 11 au 26 mars et à la Filature, scène nationale de Mulhouse, le 6 avril. Les Frères Karamazov est au programme de la Volksbühne de Berlin. Cf. www.volksbuehn­e-berlin.de Anna Gaïotti a publié Parfois je suis le chevalier, par

fois je suis le cheval, L’échapée belle, 2015. Anna Gaïotti. « Plus de muse mais un troupeau de muets ». (© Sarah Blum)

“No More Muses but a Herd of Mutes”

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 ??  ?? De haut en bas/ from top: Julien Gosselin. « 2666 » . (© Simon Gosselin) Frank Castorf. « Les Frères Karamazov »
(© Thomas Aurin). “The Brothers Karamazov”
De haut en bas/ from top: Julien Gosselin. « 2666 » . (© Simon Gosselin) Frank Castorf. « Les Frères Karamazov » (© Thomas Aurin). “The Brothers Karamazov”
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« Les Français ». (© Francuzi Tal Bitton)
Page de gauche / page left: Sylvain Creuzevaul­t. « ANGELUS NOVUS - Anti Faust ». (© Jean-Baptiste Bellon)
Krzysztof Warlikowsk­i. « Les Français ». (© Francuzi Tal Bitton) Page de gauche / page left: Sylvain Creuzevaul­t. « ANGELUS NOVUS - Anti Faust ». (© Jean-Baptiste Bellon)
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