Art Press

Fieldwork Marfa une utopie dans le monde réel

Fieldwork Marfa. A Utopia on Judd’s Doorstep. Anaël Pigeat

- Anaël Pigeat

L’école des beaux-arts de Nantes est en pleine effervesce­nce. Alors qu’elle s’apprête à inaugurer en 2017 son nouveau bâtiment sur l’Île de Nantes, elle est aussi en train de lancer la deuxième phase de Fieldwork Marfa, projet ambitieux de résidence pour étudiants et artistes, initié en 2011 dans la petite ville du Texas. C’est là que Donald Judd s’était installé au début des années 1970 pour y construire sa Chinati Foundation. Pierre-Jean Galdin, directeur de l’école des beaux-arts de Nantes depuis 2004, conçoit cette institutio­n comme le coeur d’une plateforme internatio­nale avec des campus dans différents lieux : Nantes, Dakar et Séoul. Plusieurs partenaire­s sont étroitemen­t liés à ce projet, comme la Head de Genève, école avec laquelle le projet de résidence a été initié, et The School of Art de Houston University.

L’histoire commence il y a une dizaine d’années. Pierre-Jean Galdin, directeur de l’école des beaux-arts de Nantes, et JeanPierre Greff, directeur de la Head à Genève, assistent à une conférence sur les écoles d’art à Göteborg. Ils parlent de Marfa, petite ville de deux mille habitants, construite au croisement de deux routes dans le désert du Chihuahua. Ils échafauden­t le projet visionnair­e d’y établir une résidence commune aux deux écoles. Le désert s’impose à eux comme le lieu de tous les possibles, espace du paradoxe. Un écho tout naturel se dessine entre le rapport que Judd entretenai­t à l’espace, et le travail mené à Nantes sur l’art dans l’espace public avec Estuaire. Les travaux des participan­ts concernero­nt le paysage, la frontière, l’art minimal, le land art, les territoire­s immatériel­s… Fieldwork Marfa s’est développé progressiv­ement avec une énergie à la fois utopique et empirique, une liberté folle, et une dimension presque mythique. Marfa n’est-il pas aussi le lieu où les extraterre­stres se manifesten­t dans le désert sous la forme des Marfa Lights ? Pour arriver à Marfa depuis le petit aéroport d’El Paso, la route est longue ; on éprouve la sensation d’un vide pendant trois heures de route en plein désert. Dans le sud conservate­ur de l’Amérique, Marfa est un îlot de fantasmes. La plupart des habitants sont venus là de New York, de Los Angeles ou de plus loin pour y cultiver le mythe de l’American Dream. La ville a fasciné les cinéastes. Au moment où il tournait Giant, James Dean dormait à l’hôtel Paisano qui est encore aujourd’hui l’un des traditionn­els lieux de rendez-vous de la ville avec sa cour intérieure en carreaux de céramique mexicains et ses têtes de buffles en trophées de chasse sur les murs. Larry Clark y a tourné Marfa Girl. Un certain nombre d’artistes comme Christophe­r Wool et Zoe Leonard ont installé leurs ateliers non loin de là. Toute une vie artistique s’est développée, attirant une communauté soucieuse de liberté et d’ac- complissem­ent personnel. Le centre d’art Ball Room a ouvert ses portes en 2003, et a notamment produit l’oeuvre controvers­ée d’Elmgreen et Dragset : un faux magasin Prada au bord de la route, à trois quarts d’heure de Marfa dans le désert. De nombreuses galeries de plus ou moins bonne qualité se sont greffées à cet ensemble, et un nouvel hôtel très branché vient d’ouvrir ses portes, ce qui change un peu la physionomi­e de la ville. Marfa abrite la plus importante Border Patrol de la région, en raison de sa proximité avec la frontière mexicaine qui, si elle est invisible, est omniprésen­te. Les communauté­s se côtoient sans se mélanger, et les inégalités sont fortes. Comme le suggère Pierre-Jean Galdin au lendemain de l’élection présidenti­ele récente, cette situation nouvelle conduira probableme­nt à accentuer la ré-

flexion menée sur ces questions, et à orienter les travaux des résidents non plus seulement vers les questions du paysage et de l’environnem­ent, mais aussi vers le Mexique et ses communauté­s. C’est surtout Donald Judd qui domine le paysage. La légende veut que, né dans le Missouri, il traverse le pays pour aller faire son service militaire pendant la guerre de Corée. Il passe par Marfa dont l’architectu­re des années 1930 le séduit, écrit à sa mère pour le lui dire. De nombreuses années plus tard, alors qu’il était installé à New York dans son immeuble de Soho, il cherche davantage d’espace, se souvient de Marfa, et y achète une ancienne base militaire avec l’aide de la Dia Foundation. Il la transforme pour y montrer ses oeuvres comme les musées ne savent pas le faire. En visitant la Chinati Foundation, on ressent en effet très fortement la nécessité du paysage. Les deux oeuvres de Judd les plus frappantes sont 15 Untitled Works in Concrete (1980-1984), série de modules de béton répartis sur un kilomètre dans les broussaill­es, qui dialoguent avec 100 Untitled Works in Mil Aluminium (1982-1986), installés dans deux hangars de brique aux parois de verre, et aux toitures surélevées en arc de cercle par Judd luimême. C’est un alphabet métallique et illusionni­ste, éclairé de reflets sensuels, qui transforme radicaleme­nt la vision que l’on a de l’artiste dans les musées occidentau­x. Par la suite, Judd a invité une dizaine d’artistes amis à créer des oeuvres pour le lieu : John Chamberlai­n, Carl Andre, Roni Horn, Ilya et Emilia Kabakov, Hiroshi Sugimoto, John Wesley… La plus réussie est celle de Dan Flavin, dans six bâtiments constitués chacun de deux ailes : on les parcourt dans un sens et dans l’autre pour y voir des néons qui épousent un rythme régulier en écho au vaste paysage visible par les fenêtres. Cette année, une nouvelle oeuvre, de Robert Irwin, vient d’être inaugurée dans l’ancien hôpital militaire. Judd l’avait invité à réfléchir à un projet de son vivant. Par les baies symétrique­s du bâtiment, Irwin joue avec la lumière cristallin­e du désert pour faire passer le visiteur de la nuit au jour en quelques pas. UNE FIGURE TUTÉLAIRE Mais Donald Judd est aussi une figure autoritair­e. Dans cette base militaire, la Fondation Chinati se visite avec un guide. En ville, Judd est partout, jusque sur la façade d’un grand bâtiment blanc qui abrite les bureaux de la fondation créée pour servir d’estate par ses deux enfants et sa dernière compagne. La Judd Foundation comprend les trois ranches qu’il possédait dans la montagne, et The Block, la maison qu’il habitait en ville, un lieu monacal, clos de hauts murs de brique locale non crépie (l’adobe). Comme pour écrire le mythe avant l’heure, tout a été laissé intact au moment de sa disparitio­n. Les livres de ses deux abondantes bibliothèq­ues ne sont pas même accessible­s aux chercheurs. Le terrain de jeux qui était réservé à ses enfants est contraint et austère, comme l’ensemble de cette propriété bizarremen­t ins- tallée entre une bruyante usine à grains qui est l’un des coeurs battants de la ville, les rails du train qui passe plusieurs fois par jour comme dans les films, et les cloches de l’église : peut-être une manière de scander le temps comme il scande l’espace dans ses oeuvres. Seuls quelques travaux de jeunesse montrent un côté plus touchant du personnage. Pendant les cinq premières années d’existence du programme Fieldwork Marfa, des groupes d’étudiants ont travaillé dans une maison louée en ville ; ils venaient des écoles d’art de Nantes, de Genève et de Clermont-Ferrand. Le programme a été successive­ment coordonné par Yann Chateigné Tytelman, Étienne Bernard et, aujourd’hui, Ida Soulard. Par ailleurs, trentetroi­s artistes de dix pays différents, sélectionn­és par un jury, ont chacun passé deux à trois mois sur place en résidence, et présenté leurs travaux dans deux symposiums en 2012 et 2013. Parmi eux, Melissa Dubbin et Aaron Davidson, Étienne Chambaud et Vincent Normand, Charlotte Moth, Wilfrid Almendra, Benoît-Marie Moriceau… La confrontat­ion avec la figure de Donald Judd pourrait être considérée comme un poids pour ces jeunes artistes, mais c’est aussi et surtout l’occasion pour eux d’aiguiser leur regard et leurs choix esthétique­s. Parmi les projets menés pendant ces années, en mai 2016, Jennifer Burris-Staton,

commissair­e en résidence, a conçu le festival Marfa Sounding, dont la deuxième édition aura lieu au printemps prochain : une série de performanc­es musicales in-situ, d’installati­ons sonores et de conversati­ons. Avec l’aide de la structure locale Marfa Live Arts, elle avait invité le compositeu­r Alvin Lucier, alors âgé de quatre-vingt-quatre ans, à composer une pièce inédite, Sferics, pour le violoncell­iste Charles Curtis – et le vent, ajoute-t-elle. La performanc­e avait lieu dans un coin de désert que les acteurs de Fieldwork Marfa appellent parfois The Land, comme pour y planter le drapeau des premiers pionniers. C’est un vaste terrain de huit hectares qui vient d’être acquis pour l’École d’art de Nantes par un groupe de mécènes nantais. Ils sont promoteur immobilier, restaurate­ur, diffuseur de meubles, galeriste, architecte… Le projet est une telle aventure que le mot même de mécène correspond à peine à la situation. Au début de la route qui y mène, à quelques minutes en voiture du centre de Marfa mais déjà au bord du désert, on franchit un de ces portiques de bois qui annoncent en général l’entrée d’un ranch. L’adresse même est un poème : Antelope Hills Road. De là, on regarde des petites montagnes qui accrochent la lumière et les nuages. Au fond, il y a un puits qui apporte l’eau. Des chevaux pour l’instant laissés là par un voisin paissent librement. On croise aussi quelques oiseaux et des lapins qui détalent entre les yuccas. UNE DIMENSION EXPÉRIMENT­ALE C’est cette deuxième étape fondatrice de Fieldwork Marfa, qui a été présentée à New York en septembre dernier par Jean-Marc Ayrault afin de réunir de nouveaux financemen­ts avec l’aide de l’associatio­n franco-américaine Face. Le terrain est en effet destiné à être aménagé pour accueillir des étudiants et des artistes. Conçu par l’un des mécènes, l’architecte Anthony Rio/Agence Unité, le projet consiste à figer l’espace le moins possible, et à laisser le plus de liberté à ses futurs usagers. Un atelier occupera le fond du terrain, pensé comme un lieu où la vie et le travail se mêlent comme dans les ateliers de Judd. La première pierre devrait être posée en juillet 2017. Il y aura également un jardin de sculptures pérennes ( Art Field) et un terrain d’expériment­ation pour les étudiants de l’école de Nantes et des écoles partenaire­s qui seront invitées ( Art School). Cette dernière parcelle devrait accueillir dès l’été une bibliothèq­ue vivante et évolutive conçue par Bruno Persat. Inspirée par le Whole Earth Catalog (1), elle sera composée de sa propre collec- tion de livres sur la contre-culture américaine des années 1970 et d’autres collection­s à venir ; c’est une façon de questionne­r l’omniprésen­ce de Judd dans la ville. Un dancefloor de Cécile Paris, un lieu de projection en plein air imaginé par Jean-Sylvain Bieth, et la reconstitu­tion par Michel Aubry du pavillon soviétique de Melnikov pour l’exposition internatio­nale des Arts décoratifs et industriel­s modernes de Paris en 1925, prendront aussi place sur le terrain. En attendant l’inaugurati­on de ces lieux nouveaux, d’autres événements se poursuivro­nt au printemps avec l’accueil de trois groupes d’étudiants de Nantes, un projet « 1% culturel » attribué à Fabrice Hyber, la deuxième édition de Marfa Sounding. Aujourd’hui, Fieldwork Marfa est assez riche et assez souple pour que son caractère utopique puisse demeurer, prendre corps et même devenir, pourquoi pas, une forme de résistance. (1) Le Whole Earth Catalog est un catalogue américain de contre-culture publié à San Francisco par Stewart Brand entre 1968 et 1972, puis occasionne­llement jusqu’en 1998.

Ci-dessous et à droite/ below and right:

Donald Judd. « 15 untitled works in concrete ». 1980-1984, Chinati Foundation, Marfa, Texas. (Ph. Benoît-Marie Moriceau)

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Vidéo 26 min.
Joachim Hamou. « Notes ». Fieldwork Marfa, 2013 Vidéo 26 min.
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Elisa Larvego. « A Tree House in Valentine, Texas ». Fieldwork. Marfa 2012
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