Vietnam urgences
Vietnamese Art: Urgency. Caroline Ha Thuc
Un sentiment d’urgence domine la création contemporaine vietnamienne : urgence de réécrire l’histoire, de témoigner, de construire une scène artistique, d’éduquer et de sensibiliser la population… La guerre et ses conséquences pèsent encore largement sur la production locale, bien que de plus en plus d’artistes abordent des questions sociales, politiques et culturelles récentes. Il s’agit avant tout, pour eux, de se réapproprier un pays fragmenté en constante mutation. Malgré un dynamisme certain, et de nombreuses initiatives privées, la quasi-absence de marché, la censure, la politique volontariste de l’État et l’absence d’aides publiques fragilisent cet élan novateur.
Il est difficile d’aborder la création vietnamienne sans la resituer dans son contexte : en guerre de 1945 à 1975, le pays est resté isolé jusqu’en 1986, année de l’introduction de l’économie de marché à orientation socialiste appelée Doi Moi. La naissance de l’art contemporain vietnamien est généralement aussi datée de cette année-là. Une liberté nouvelle a permis de faire évoluer le langage de l’art et d’initier une pensée artistique critique, surtout à partir des années 1990. Cependant, le parti communiste vietnamien, parti unique, joue toujours un rôle prépondérant dans la définition et l’encadrement de la politique culturelle, et toute organisation d’événements artistiques doit être validée par les pouvoirs publics. Il en résulte de nombreux cas de censure, fermetures d’expositions et de lieux alternatifs, car l’État ne soutient pas l’art contemporain, mais continue à défendre un art traditionnel hérité du réalisme socialiste. L’existence d’un « art contemporain » n’est d’ailleurs majoritairement pas perçue par le public, et cette formulation n’est pas nécessairement pertinente : s’il s’agit de désigner la production d’un art expérimental à visée réflexive et critique, alors certains préfèrent la dénomination d’art « indépendant » qui n’emprunte rien à l’Occident, mais marque une rupture fondamentale vis-à-vis de l’art officiel, toujours enseigné dans les universités. Contre un discours de propagande qui couvre tous les domaines de la société, les artistes revendiquent d’autres vérités. Pour la plupart, il s’agit de déconstruire les récits existants pour proposer de nouvelles perspectives sur l’histoire et la situation du pays. Tran Tuan, par exemple, s’est appuyé sur son histoire familiale pour réaliser Forefinger (2013), une installation comprenant des canapés bariolés en forme de doigt et en peau d’animaux ou en cheveux humains. Ils représentent les doigts que le grand-père de l’ar- tiste a volontairement coupés à ses enfants pour les empêcher d’être enrôlés lors de la guerre contre le Cambodge. Pour Tran, né en 1981, la guerre, et ses cicatrices, restera une question tant que les Vietnamiens ne sauront pas ce qui s’est réellement passé. Ces thèmes peuvent paraître répétitifs vus de l’étranger, mais Dinh Q. Lê estime qu’il y a encore un travail urgent à effectuer auprès du public local. L’artiste, né au Vietnam en 1968, mais élevé aux États-Unis, n’a de cesse de creuser ce passé pour en éclairer la complexité. Light and Belief (2012) rassemble notamment des sketches réalisés par des artistes soldats pendant la guerre, et que l’artiste collectionne. Ces dessins, étonnamment sereins, racontent encore une autre
histoire. L’oeuvre s’accompagne d’interviews, démarche typique dans laquelle il cherche, par son travail, à reconstituer une mémoire collective. Pour The Farmers and the Helicopters (2006), il donne la parole aux Vietnamiens marqués par l’omniprésence des hélicoptères, devenus symboles de la guerre. Lê souhaite également rompre avec les clichés véhiculés par la culture américaine, tout aussi réducteurs que les discours de la propagande. Selon lui, les États-Unis n’ont cessé de fabriquer une histoire de la guerre du Vietnam, dans laquelle il ne se reconnaît pas, et dans laquelle il ne voit pas le peuple vietnamien, représenté sous la forme de décor, silhouettes grouillantes et déshumanisées. PRODUCTION DE CONNAISSANCE Pour les artistes, l’oeuvre est ainsi souvent l’occasion d’effectuer des recherches, de découvrir la culture et l’histoire de leur propre pays qu’ils méconnaissent. Enquêtes de terrain, observation du quotidien, rencontres avec des populations marginalisées… leur démarche se rapproche de celle de l’ethnologue, et la production de connaissances semble être l’un des attributs fondamentaux de l’art contemporain vietnamien. Né en 1986, Truong Cong Tung a rapidement délaissé la peinture et la laque pour adopter la vidéo et les installations, plus aptes, selon lui, à transmettre du sens. Pour lui, il n’existe pas de frontière entre l’art et le documentaire, bien qu’il n’emploie pas ce terme pour définir son travail. L’attachement à la terre, les déplacements de population et l’expropriation des paysans sont au coeur de son travail. Across the Forest (2016) est une installation vidéo qui documente la situation des populations de sa région d’origine, la minorité ethnique Jaraï, menacée par la déforestation et l’industrialisation qui transforment radicalement leur environnement. Au Vietnam, la terre demeure en effet officiellement propriété de l’État et la modernisation du pays se traduit par un recours fréquent aux déplacements forcés de populations.
Cette forme de documentaire esthétique pose évidemment la question de la nature et de la légitimité de la connaissance produite. Dans Letters from Panduranga (2015), Nguyen Trinh Thi s’intéresse aux minorités Cham du centre du pays, mais fait entendre leur voix à travers des lettres écrites par des Vietnamiens issus de la minorité dominante du pays, les Kinh. L’artiste, née en 1973 à Hanoï, questionne l’autorité de son propre discours : qui peut parler au nom de ces minorités ? L’artiste peut-il prendre la parole pour un tiers ? Pour Tran Luong, la production de connaissances ne peut que prendre la forme d’échanges participatifs. Né en 1960 à Hanoï, c’est un pionnier de l’art contemporain ; il a fondé le premier espace d’art indépendant du Vietnam en 1998, Nha San Studio (fermé par le gouvernement en 2010). Aujourd’hui, il se considère davantage comme un activiste, tant sa démarche est pédagogique et engagée. Il travaille le plus souvent dans des zones difficiles, afin de rencontrer des ouvriers ou des exclus de la société. Tran souhaite refonder l’art, en faire un appareil critique, capable de transformer une société basée sur la croyance en une société fondée sur la connaissance. Pour sa performance Lap Loe (2007 -), il provoque le public en demandant aux gens de le frapper avec une écharpe rouge, symbole communiste de la camaraderie. ENTRE TRADITION ET INNOVATION Comme Tran, la majorité des artistes ont été formés à la peinture ou à des techniques traditionnelles. L’enseignement est encore aujourd’hui héritier de l’école des beaux-arts créée à Hanoï par les Français en 1925, avec l’apprentissage des techniques occidentales mêlées de techniques locales artisanales. Les pratiques dites contemporaines s’en démarquent dans une quête de liberté, et les installations, puis les performances sont les médiums les plus utilisés actuellement. Les traditions ne sont pas abandonnées pour autant, mais réapparaissent de façon plus conceptuelle, voire identitaire. C’est ainsi que Bui Cong Khanh, né en 1972, a collaboré avec des artisans de son village pour créer l’installation Dislocate (2016), un grand ensemble architectural en bois de jacquier. Bien que diplômé en peinture, Bui aime explorer de nouveaux matériaux tels que le bois, la céramique, le plastique ou le textile, pour en raviver la tradition. L’ébénisterie et la sculpture sur bois sont les métiers de son père et de son grand-père. Avec cette installation, il souhaitait renouer avec l’histoire de sa famille et de sa région. Bui est connu pour sa série de vases en porcelaine bleu et blanc dont les motifs de style chinois illustrent les conflits actuels qui opposent les deux pays. Une façon de reconnaître la richesse fondatrice d’un tel héritage, tout en soulignant la menace potentielle que représente actuellement la Chine. De nombreuses traditions nourrissent ainsi la création vietnamienne, réceptacle de multiples influences culturelles qu’a connues le pays tout au long de son histoire. C’est par exemple le mythe occidental du Laocoon, combiné au mythe hindou du Barattage de la mer de lait, dans lequel un serpent manque d’empoisonner le monde, qui a en partie inspiré l’installation vidéo Serpents’Tails (2015). Dans cette oeuvre, Uudam Tran Nguyen semble rassembler toutes les énergies qui constituent le Vietnam actuel et en dresse le portrait sous la forme d’une créature tentaculaire, multicolore et gonflée d’air contre laquelle l’homme engage une étrange lutte tout en se nourrissant de son souffle. Bien plus que des effets nocifs de la modernisation, c’est de l’identité multiple et fragmentée vietnamienne qu’il s’agit, capable de prendre tous les visages, toutes les formes. Si l’idéalisme communiste appartient au passé, qu’est-ce qui tient encore la population ensemble aujourd’hui ? Le Vietnamien dit rarement moi ou je, et se place au contraire dans le contexte des relations sociales (1). Malgré le développement de l’économie de marché, le sentiment d’appartenance à une communauté reste très fort. Toutefois, cette organisation sociale millénaire est bouleversée par la croissance
économique et par la modernisation accélérée du pays. Le recours à la performance est une des réponses apportées par les artistes à ces changements. Elle permet en particulier de reprendre possession de l’espace et de repenser la place de l’individu en prise avec un nouvel environnement qui le dépasse. C’est ainsi que l’on peut comprendre les performances de Nguyen Huy An, lequel a mesuré en 2007 les rues de Hanoï avec du fil qu’il a ensuite rassemblé en pelotes. Geste familier car sa famille travaille dans le tissage, mais aussi tentative de mettre de l’ordre dans un chaos qui échappe. Pour 1120 Steps K.N. (2012), l’artiste a mesuré la hauteur d’un immeuble avec des feuilles de papier, présentées ensuite sous la forme d’une pile, version condensée à échelle humaine de l’immeuble. Tout d’un coup, à l’aune du corps, on peut toucher cette hauteur qui s’incarne. Les nouvelles valeurs individualistes portées par le capitalisme socialiste ne sont pas nécessairement synonymes de libération de l’individu. Écrasé par un environnement instable et agressif, accaparé par de nouvelles exigences matérielles et tiraillé entre la propagande et la publicité, l’individu se retrouve comprimé : les sculptures de Pham Ngoc Duong, People in the City (2010), sont des portraits de ces citoyens asphyxiés, réduits à des blocs compacts et lourds. Les politiques volontaristes, la corruption et les restrictions de liberté pèsent également sur l’individu. Plusieurs artistes représentent la figure humaine sans visage, ou avec un visage brouillé, comme une identité en creux. La série Black Painting de Nguyen Thai Tuan montre des hommes et des femmes dont le visage est remplacé par un trou, figures anonymes et interchangeables prises dans un système coercitif. Le tube de peinture dans Bad Colour (2014) de Nguyen Manh Hung représente la liberté de l’artiste, foulée au pied par les militaires.
DISSOLUTION DE L’INDIVIDU
Pour passer à travers les mailles de la censure, la critique se fait cependant généralement plus elliptique et s’adresse à un public averti. La vidéo de Nguyen Trinh Thi, Unsubtitled (2010), fonctionne par exemple comme un acte de résistance et de provocation. L’artiste a filmé la communauté d’artistes, debout, en train de manger. Fautil rendre des comptes au gouvernement, même pour effectuer un acte aussi fondamental ? La dissolution de l’individu est particulièrement forte dans l’oeuvre de Tiffany Chung, ensembles topographiques dans lesquels les hommes sont réduits à des moisissures, points et statistiques. Cette artiste née à Danang en 1969, mais élevée aux États-Unis, travaille à partir de cartes géographiques qu’elle redessine et dont elle analyse en profondeur toutes les données pour en éclairer les dimensions sociales, psychologiques et historiques. Elle s’intéresse tout particulièrement au coût humain du développement urbain dans des contextes de crise, disparition des mémoires collectives et dégradations du tissu social et environnemental lors des déplacements de population. An Archeology Project for Future Remembrance (2013) documente par exemple l’histoire de la zone de Thu Thiem dans la banlieue de Ho Chi Minh. Autrefois, l’un des marchés les plus denses de la région, c’est aujourd’hui une zone rasée au coeur d’un projet emblématique de création d’un centre des affaires.
RETOUR AU PAYS
De par leur culture mixte, ces artistes viet kieu, élevés à l’étranger, qui sont retournés vivre et travailler au Vietnam, sont probablement les artistes qui élargissent le plus les problématiques locales en les situant dans un contexte global. La question des réfugiés est par exemple totalement réactualisée dans le travail de Chung comme dans celui de Dinh Q. Lê. Son installation Erasure (2012), un bateau échoué au milieu de milliers de photographies de famille et accompagné d’une vidéo, retrace autant l’histoire des boat people que celle du peuplement de l’Australie, et aujourd’hui celle des migrants qui affluent vers l’Europe. L’influence des viet kieu a été considérable pour soutenir et nourrir la scène locale, du moins dans le sud du pays. En particulier Lê, Chung et les artistes du Propeller Group sont à l’origine de San Art, l’espace collectif le plus actif du pays. Pour pallier un enseignement défaillant et suppléer à l’absence de structure du marché de l’art, San Art, comme Nha San Collective à Hanoï, sont des espaces gérés par des artistes qui apprennent à tout faire, du rôle de commissaire d’exposition à celui de critique d’art en passant par les relations publiques, avec le risque d’un système clos sur luimême. La multiplication de collectifs permet néanmoins de sortir l’artiste de sa solitude et de créer des cadres favorables à la création et à l’échange. En l’absence d’aide publique, ce sont des fondations étrangères qui soutiennent la création contemporaine et mettent leur espace à la disposition des artistes. Toutefois, il est souvent plus facile pour un artiste vietnamien d’exposer à l’étranger, ce qui l’éloigne du public local auquel il souhaite s’adresser. La stratégie officielle du développement culturel a été définie par le Premier ministre jusqu’en 2020, avec comme objectif essentiel l’idée de défendre le patriotisme, la conscience idéologique, la rigueur, le travail et les valeurs familiales. Dans un tel cadre, les artistes vietnamiens ne cessent de s’adapter et d’inventer de nouveaux langages pour réaffirmer leur liberté. Endurants et tenaces, ils sont à l’image des sculptures créées par Nguyen Tran Tam pour We Never Fell (2010), hommes et femmes balanciers dont les jambes sont remplacées par des boules pour ne jamais tomber et résister à toutes les tempêtes.
(1) Voir Tran Ngoc Thêm, Recherche sur l’identité de la culture vietnamienne, Hanoï, Thê Gioi, 2016.
Caroline Ha Thuc est auteur de Nouvel Art contemporain japonais, l’Art contemporain à Hong Kong et l’Art contemporain en Chine aux Nouvelles Editions Scala, ainsi que de After 2000: contemporary art in China, Mars International Publications.