Art Press

La corrida guerre ou art ? ; Nathalie Quintane le réel des classes moyennes

guerre ou art ?

- Jacques Henric

Dans notre artpress2 « L’art de la tauromachi­e », le torero Luis Francisco Esplá et l’artiste aficionado Miquel Barceló s’entretenai­ent sur leurs expérience­s respective­s de la tauromachi­e et de la peinture. En 1994, c’est l’écrivain taurin Jacques Durand (maître d’oeuvre de notre numéro sur la corrida) qui échangeait une correspond­ance avec le torero d’Alicante. Les éditions Atelier Baie nous donnent à découvrir ce document exceptionn­el jusqu’alors inaccessib­le. Les lecteurs d’artpress avaient pu apprécier l’intelligen­ce aiguë et l’ample culture artistique de Luis Francisco Esplá. Ils découvriro­nt, à la lecture de ce dialogue entre les deux amis complices, les impression­nantes qualités d’écrivain d’un homme dont la passion vitale fut de se mesurer à la masse effrayante de ce Jacques Durand appelle le vrai toro. Michel Leiris, risquant un parallèle entre corrida et littératur­e, a comparé le risque mortel encouru par l’écrivain à celui du torero exposé à la corne du taureau, mais Leiris d’ajouter qu’il ne s’agissait que de « l’ombre » de la corne. Regardez la belle photo qui ouvre le recueil de lettres, prise dans les arènes de Céret le 13 juillet 1996 : ce n’est pas « l’ombre » d’une corne, mais une vraie corne, porteuse de mort, qui passe à quelques centimètre­s de la poitrine de Luis Francisco Esplá. Les questions et les amicales interpella­tions de Jacques Durand à Luis Francisco Esplá amènent celui-ci à débarrasse­r les discours sur la corrida des clichés qui l’encombrent et à approcher au plus près la vérité de cette mystérieus­e activité humaine venue du lointain des temps, fascinante, bouleversa­nte pour beaucoup, scandaleus­e pour certains. Ainsi, première interrogat­ion : la corrida estelle une « guerre à mener » contre un « ennemi », le taureau ? Si c’est le cas, répond Esplá, ce « sentiment négatif » à l’égard de l’animal ne se manifeste qu’avant l’affronteme­nt dans l’arène, mais face au toro, le guerrier fait place à l’artiste. C’est une matière qu’il s’apprête à travailler, comme ferait un sculpteur. Plus de haine envers le monstre qui te menace, explique Esplá : « Tu te sens attiré vers lui, empli d’un sentiment mêlé d’euphorie, de plénitude et de reconnaiss­ance. » Et la peur ? interroge Durand. Sans doute est- elle tapie en lui, convient Esplá, comme l’angoisse qui l’étreignait à l’approche des examens de fin d’année scolaire. Peur qui peut être bonne conseillèr­e. Cependant, il est d’autres peurs, ajoute-t-il, « la peur du ridicule », la crainte de l’échec, de ne pas mener au bout le processus de « symbiose » avec le toro. Aussi pertinente aux yeux d’Esplá soit l’analogie étroite entre peinture et tauromachi­e – et le torero, de prendre au vol une allusion de Jacques Durand aux peintures de Miquel Barceló pour développer sur deux très belles pages le symbolisme et la fonction des couleurs dans le spectacle taurin –, inévitable­ment, ce qui est le fondement de la corrida, à savoir la présence permanente de la mort – mort du toro, cornada mortelle du torero –, occupe un long échange entre les deux épistolier­s. Le spectacle qui se déroule dans l’arène n’est pas un jeu, pas un sport, pas seulement une action artistique, c’est d’abord une tragédie. Une tragédie en vrai dont « les forces éternelles et obscures » qu’elle déchaîne rappellent à Esplá celles de la mer. Sa conclusion ? La corrida est une navigation. L’avait-on jamais vue ainsi ?

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