Le feuilleton de Jacques Henric Jean-Louis Baudry
C’est en 1965 que j e fais l a connaissance de Philippe Sollers qui vient de publier Drame. Je suis un lecteur de Tel Quel depuis le premier numéro de la revue fondée en 1960. J’enseigne alors en province tout en collaborant au journal que dirige Aragon, les Lettres françaises, et en tenant la chronique littéraire de l’hebdomadaire communiste France nouvelle. Souhaitant publier dans celui-ci un entretien avec les membres de la rédaction de Tel Quel, je suis amené à rencontrer les plus influents d’entre eux dont, entourant Sollers, Marcelin Pleynet et Jean-Louis Baudry. Jean-Louis fut, avec Maurice Roche et Denis Roche, un des écrivains avec qui j’ai été lié d’amitié jusqu’à leur mort. De Jean-Louis Baudry, décédé en 2015, je garde le souvenir d’un homme d’une grande culture, attentionné, généreux, auteur d’une oeuvre romanesque singulière dont le classicisme formel tranchait avec certaines pratiques avant-gardistes de l’époque. J’oubliais : également excellent dentiste (ses fraises et ses bistouris ont dû laisser des traces dans la mémoire de quelques telquéliens).
UNE SCÈNE INAUGURALE
Comme Sollers, comme Denis Roche, Jean-Louis Baudry fut aussi un grand lecteur : ses essais critiques sur Proust et sur Freud, notamment, sont à relire en urgence en ces temps d’inculture galopante. Ses textes sur la peinture, disséminés dans des catalogues d’expositions et des revues, dont artpress, sont moins connus. Il faut donc savoir gré à l’éditeur FrançoisMarie Deyrolle de les avoir récemment repris en volume, d’autant qu’ils ont constitué, comme le note Alain Fleischer dans sa préface au recueil, le « véritable roman de son éducation sentimentale ». Elle commença tôt, cette éducation sentimentale. Il en fait état dans le court essai qui ouvre le volume et lui donne son titre, l’Enfant aux cerises. Texte éminemment proustien par sa forme, fait de très longues phrases solidement articulées, aussi par son écho (voulu ?) aux premiers mots de la Recherche. À la différence près que nous ne sommes pas le soir mais le matin et que l’enfant, le petit Jean-Louis, ne s’apprête pas à fermer les yeux, mais les ouvre, et les ouvre sur un tableau, le tableau d’un enfant, d’un enfant qui le regarde, prêt à lui parler, l’enfant aux cerises, enfant au sexe indécidable, fille ? garçon ?, « fille par les cerises et la toque rouge posée en travers du front, mais garçon par sa face écrasée d’apprenti boxeur ». Le lecteur aura reconnu un des tableaux célèbres de Manet. Cette toile « plantée » devant les yeux de l’enfant à son réveil, comme les deux autres oeuvres qui vont aussitôt attirer son attention sur le mur du fond de la chambre, deux dessins de femmes, reproductions de danseuses de Degas, n’ont-elles pas joué dans sa vie le rôle déclencheur qu’eut pour Proust le baiser maternel d’avant le sommeil, quelque chose de l’ordre du « Rosebud » dans Citizen Kane ? N’est-ce pas, à cet instant du réveil, une sorte de scène inaugurale qui se met en place ? D’une part, la vue d’un être indifférencié sexuellement, de l’autre, l’image de corps de femmes, belles, désirables, dont l’enfant se demande ce qu’elles ont « perversement » à lui dire, sont appelées à influer durablement sur la vie de l’écrivain, sur sa sexualité, sur ses goûts littéraires et esthétiques.
UN ENFANT PARMI LES FEMMES
« Souvent, écrit Baudry, je me suis demandé quels effets avaient entraînés sur mon esprit, sur mon imagination, et sur la configuration du monde que j’entrevoyais, ces premiers regards de réveil. » Serait-ce là le pouvoir de la peinture ? Non pas de redoubler le réel, mais de s’introduire « comme de force, dans la chair du visible ». Dès lors, on n’est pas surpris de retrouver, dans sa belle étude sur Vuillard titrée « Intime intérieur », l’idée que le peintre qui tient le pinceau pour figurer une femme en train de retirer sa robe, n’est toujours que l’enfant qui a vécu parmi des femmes. Pas surprenant non plus que, dans son texte « Impressions et figures d’Elstir », initialement publié dans le catalogue d’une exposition sur Proust au musée des beaux-arts de Caen en 1993, le retienne la figure de Miss Sacripant, modèle où le narrateur s’attarde sur « l’indécision flottante des deux natures » : « fille un peu garçonnière », ou « jeune efféminé vicieux » ? Si je me suis attardé sur la réminiscence autobiographique de l’Enfant aux cerises qui, à l’égal d’autres moments fondateurs de son existence, d’autres expériences intimes, a inspiré et enrichi le musée intérieur de Jean-Louis Baudry, c’est qu’elle éclaire, comme le souligne Alain Fleischer, la relation que l’écrivain a entretenue avec les oeuvres d’art. Relation qui n’est pas d’un spécialiste, pas d’un philosophe, d’un historien de l’art, d’un universitaire à la tête d’une chaire d’esthétique, mais celle d’un romancier, son modèle étant évidemment Proust qui, dans la Recherche, via les personnages imaginaires d’Elstir et de Vinteuil, a parlé de la musique et de la peinture comme personne.
LE MYSTÈRE DE LA PRÉSENCE RÉELLE
« Jean-Louis Baudry, écrit Alain Fleischer, nous fait entrer dans son dialogue personnel avec les oeuvres d’art sans jamais convoquer le surplomb des autorités de service, ni le renfort d’aucune référence convenue, d’aucun savoir intermédiaire. » Nul étalage d’érudition chez lui, nulle accumulation de notes en bas de page, en effet, bien que sa culture soit grande en la matière et que les travaux des grandes figures des théoriciens de l’art ne lui soient pas inconnus. Ce qui nourrit ses textes, ce sont ses goûts, sa sensibilité, sa sexualité, ses passions, son pouvoir d’empathie autant pour les êtres qui l’ont accompagné dans sa vie que pour les figures peintes avec qui il a entretenu de profonds rapports d’intimité : l’Enfant aux cerises, de Manet, Misia au piano, de Vuillard, Jésus dans la Mise au tombeau du Tintoret… Il me faudrait citer en entier ses pages de « La chute des corps », aussi profondes que celles consacrées par Sartre au peintre vénitien. « Miracle de la peinture », lequel, suggère Baudry, n’est peut-être pas étranger au mystère de la présence réelle dans l’Eucharistie. Miracle qui aide à comprendre « la relation de l’image et de la réalité […], de l’Incarnation et de la Transsubstantiation ». Miracle aussi de l’écriture : ainsi celle de Jean-Louis Baudry qui nous introduit dans ces « maisons » que sont les musées pour Proust, maisons n’abritant que « des pensées ». Poussin : « La peinture, c’est de la pensée qu’on peut voir. »