William Faulkner Balzac du nouveau Sud
Balzac du nouveau Sud
Outre les Larrons, ce volume, qui clôt la publication des romans deWilliam Faulkner dans la Pléiade, comprend laVille et la Demeure, les deux derniers volets de la saga des Snopes.
À la fin d’Absalon ! Absalon ! figure une carte dont la légende est : « Comté de Yoknapatawpha, Mississippi, superficie 2400 miles carres – population : Blancs, 6 298 ; Noirs, 9313. » Au pied de cette carte, on peut lire l’indication suivante : « William Faulkner, unique Possesseur et Proprietaire. » On pourrait ajouter : unique inventeur ou unique créateur. En 1929, l’écrivain imagine un lieu reculé du Mississippi où il va situer son oeuvre. Voilà la géographie de sa mythologie. Les Snopes, c’est la saga duYoknapatawpha dont la matrice est contemporaine de celle des Sartoris. Écoutons Faulkner : « À partir de Sartoris, j’ai découvert que mon petit coin de terre natale, grand comme un timbre-poste, était un sujet valable, que je ne vivrai jamais assez longtemps pour l’épuiser et qu’en sublimant la réalité, j’aurai l’entière liberté d’employer au maximum le talent que je pourrais avoir. Cela m’ouvrit une mine d’or de personnages, aussi créai-je un univers bien à moi. Je peux faire vivre ces gens, tout comme si j’étais Dieu, non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps […] J’aime à me représenter le monde que j’ai créé comme une sorte de clé de voûte de l’univers ; aussi minuscule soit-elle, si on la retirait, c’est l’univers entier qui s’écroulerait. Mon dernier livre sera le Livre du Jugement dernier, le Livre d’Or de Yoknapatawpha County. Après quoi je briserai mon crayon et je devrai arrêter. » Sublimer le réel ? Oui, et c’est bien la tâche du romancier de la Ville. Les personnages de Faulkner reparaissent d’un livre à l’autre, comme ceux de la Comédie humaine de Balzac. Les deux oeuvres, comme on sait, ne sont pas sans liens. Dans l’intention comme d’ailleurs dans la structure. Faulkner reconnaît que Balzac a crée « un monde unique qui lui est propre, un courant de vie qui s’épanche à travers une vingtaine de livres ». Comme le créateur du Père Goriot, Faulkner a lui aussi créé un monde unique dans l’État du Mississippi. Dans ses Aperçus de littérature américaine (Gallimard, 1946), Edgar Coindreau écrivait : « Sans pretendre atteindre jamais aux proportions de l’oeuvre de Balzac, je sais que Faulkner rêve d’une Comedie humaine, ou le Sud s’imposera en traits fortement accentues, en contrastes violents d’ombres sinistres et de lumieres. » Des critiques ont pu distinguer dans l’oeuvre du romancier américain entre « des scenes de la vie des planteurs », des « scenes de la vie a Jefferson », des « scenes de la vie des pauvres blancs » : c’est prouver l’analogie de structure entre la Comédie et l’ensemble des romans de l’auteur du Bruit et la Fureur. « SALAUDS AU SENS SARTRIEN » C’est à partir de 1929-1930 qu’apparaissent les Snopes chez Faulkner. Mais le Hameau, premier roman de la fameuse trilogie qui leur est consacrée, ne paraîtra que dix ans plus tard ; il y est question d’une famille de petits ouvriers ou journaliers qui veulent tirer des revenus de la terre. Ils sont avides. Faulkner s’attaque à une comédie de moeurs du nouveau Sud. Dans une lettre adressée en décembre 1938 à Robert K. Haas, son éditeur chez Random House, le romancier écrit : « Je songe aux Snopes. Il y aura trois livres […] les Paysans. C’est l’histoire des débuts de Flem Snopes à la campagne, et la façon dont il grignote peu à peu un petit village jusqu’au moment où il n’a plus rien à se mettre sous la dent. Un coup de main lui permet enfin de s’installer à Jefferson, où il emménage avec sa femme, abandonnant la campagne à ses parents et successeurs. Le second volume est Rus in Urbe. Il [Flem] commence par tirer de modestes bénéfices de l’infidélité de sa femme en faisant chanter son amant ; puis, après avoir été copropriétaire d’une gargote, il gravit les divers échelons de l’administration municipale, tout en plaçant dans chaque poste libéré un autre Snopes venu de la campagne […] Le troisième volume est la Chute de Troie qui relate comment Jefferson est peu à peu dévoré par les Snopes, qui corrompent le gouvernement local à coups de manoeuvres malhonnêtes, rachètent toutes les demeures coloniales pour les jeter bas et découpent les propriétés en lotissements. » Oublions les titres des romans indiqués par Faulkner au début de son projet : comme on sait, ils ne seront pas conservés – les Paysans deviendra le Hameau, Rus in Urbe, la Ville et la Chute de Troie, la Demeure. Mais son schéma épique, lui, reste. Les Snopes incarneront la chute du Sud féodal, sa mort. L’aristocratie, dont Faulkner se réclame, agonise. La lutte des classes entre Blancs prend le dessus, la question raciale ne venant qu’au second plan. La plaie du Sud, en d’autres termes, ce sont ces Snopes, « ces monstres à face de boutiquiers et de paysans », comme le dira Michel Mohrt, ces êtres consanguins et incestueux, ces « salauds au sens sartrien » qui débarquent dans le Mississippi comme une irruption de boutons. Ils incarneront bientôt la « bourgeoisie au sang noir » et la société de consommation, c’est-à-dire la société du désir toujours inassouvi. Il n’est pas étonnant que Malraux ait vu dans l’art de Faulkner la résurgence de la tragédie grecque. Écoutons-le : « Comme Lawrence s’enveloppe dans la sexualité, Faulkner s’enfouit dans l’irrémédiable. Une force sourde, parfois épique, se déclenche chez lui dès qu’il parvient à affronter un de ses personnages et l’irrémédiable. Et peut-être l’irrémédiable est-il son seul vrai sujet, peut-être ne s’agit-il jamais pour lui que de parvenir à écraser l’homme. »