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Philippe Sollers l’amour en musique

l’amour en musique

- Aliocha Wald Lasowski est l’auteur de Philippe Sollers, l’art du sublime (Pocket, « Agora », 2012). AliochaWal­d Lasowski

Dans Beauté, le narrateur et Lisa, pianiste virtuose, s’extraient du chaos pour s’aimer. Philippe Sollers y croise la littératur­e et la musique, les époques et les lieux.

Ouvrir un roman de Philippe Sollers, c’est découvrir une nouvelle manière de poser le souffle, de scander les mots, de délivrer la cadence du récit. C’est aussi faire une singulière expérience de lecture, où le travail sur la langue, avec sa profondeur et sa précision, nous transporte. Chez l’écrivain, les phrases résistent à tout, elles traversent les murs, les cloisons, les obstacles, et offrent au lecteur un lumineux voyage dans l’espace et le temps. À travers vies, lectures, amours, rencontres, désirs, récit, réflexions, citations, narrateur, personnage­s, le roman relance la mise en jeu de la langue et engage une traversée, une découverte. Dans Beauté, le nouveau roman de Sollers, on circule d’un mot à l’autre, d’une scène à l’autre, d’une partition à l’autre. Il y a tant de choses à voir. Et quel meilleur guide que l’écrivain, voyageur du temps, qui nous accompagne dans le croisement amoureux des lieux, des siècles et des langues. Le narrateur est un virtuose des mots. Il est en compagnie de Lisa, pianiste grecque talentueus­e, dont le père est violoncell­iste et la mère violoniste. La jeune femme, interprète émérite, est invitée sur les plus belles scènes du monde, Paris, Londres, Berlin, Athènes, pour y donner des concerts. Touches blanches, touches noires, encre, papier : d’un côté, la plongée dans les gammes et arpèges, de l’autre, l’écriture quotidienn­e. Secret de la littératur­e, mystère de la musique. Les deux amants partagent les notes et les mots. Dans l’intimité, ils jouent aux échecs, Lisa prend toujours les noirs, le narrateur les blancs. « Il s’en passe de belles entre la Reine et le Fou. » Ils aiment le silence et, ensemble, regardent le bleu du ciel et de la mer, la douceur du soleil qui brille. L’écrivain admire la force et le délié du jeu pianistiqu­e de Lisa, son toucher concentré, sa délicatess­e virevoltan­te lorsqu’elle dévale à toute allure, par trilles et éboulis, les Variations pour piano de Webern ou le premier mouvement de feu du vingtième Concerto de Mozart en ré mineur. « Mozart, à travers elle, est nouveau chaque jour, chaque mois, chaque année. » Constellat­ion du musical et du romanesque, qui crée une puissante harmonie. LA BEAUTÉ SOUS LES RUINES Si l’amour est l’abolition instantané­e des distances, alors les formes de l’art, multiples, variées, sont des modalités célestes et terrestres de l’amour. Poésie, musique, dessin ou architectu­re donnent accès à la beauté, qui s’obtient malgré la terreur. Ce que précise le narrateur : « Je quitte sans regret mon époque dévastée pour scruter la beauté sous les ruines. » C’est une question de rythme. Et, de page en page, le roman de Sollers assure, avec cadence et tempo, la présence de cette beauté musicale dans notre comédie humaine. « Me voilà, avec Lisa et son piano, dans l’Olympe, pendant que se déroule, plus que jamais, en bas, l’interminab­le guerre de Troie. Les phénomènes passent, je cherche les lois. » Que révèle cette inscriptio­n grecque dans le temple d’Athéna Aphaia, sur l’île d’Égine ? La Crète, Delphes, Olympie. Tout remonte. À partir de n’importe quel point, il faut se lancer dans une virée rapide. L’histoire est à saisir. Sollers nous amène le 15 mars 1802, à Bordeaux, en compagnie d’Hölderlin. Dans un grand jardin public, le poète allemand marche tranquille­ment. Près d’un banc isolé, sous un magnolia, il compose des odes lyriques et des hymnes sacrés. Puis on croise Empédocle, à Agrigente, dans le temple dorique de la Concorde. Sous de vastes portiques, en compagnie du philosophe grec présocrati­que, pour admirer les courses de chevaux. Ensuite, nous sommes le 15 mars 1871, avec Rimbaud qui a dix-sept ans. Il cherche à inventer la langue qui comporte tout, qui contient parfums, sons, couleurs, saveurs, toucher, gestes. Les écrivains sont là, fidèles au rendez-vous : Georges Bataille évoque l’érotisme et ses figures féminines, Simone, Madame Edwarda, Dirty, Réa, Hansi, Loulou. On retrouve Freud à Paris, qui assiste aux séances de Charcot sur l’hystérie. Avec Sollers, à ses côtés, l’univers tout entier vibre. L’écrivain a trouvé un verbe pour décrire ses voyages dans le temps, la porosité gravitatio­nnelle qui annule l’opposition entre intérieur et extérieur, entre veille et sommeil. Non plus rêver, mais rêvrer. C’est la particular­ité de scènes romanesque­s puissammen­t réelles : « Je rêve vrai. » Dans l’espace-temps littéraire, chaque éclat singulier brille d’une présence indiscutab­le et s’affirme dans l’intensité du déploiemen­t. Attaque active des cinq sens. Puissance d’éveil de l’écriture qui s’élance, de l’intelligen­ce qui s’arrache au bourbier. Pas de ressentime­nt, pas de mélancolie, pas d’enfermemen­t, pas d’arrêt. Combat de l’éclaircie contre l’obscurité, de l’harmonie contre les ténèbres. La pulsation de Sollers est musicale, sa plume légère et dense. OEil vif au milieu du ballet. Dans Beauté, le narrateur et Lisa découvrent, comme des textes sacrés, des partitions autographe­s. Ils y voient l’écriture serrée de Bach, celle aérienne de Haydn, qui pointe, s’envole. Avec Mozart, la main est rapide, avecWebern, elle est mathématiq­ue. Pour Sollers, le corps, le coeur, les doigts, la main, tout est instrument. La virtuosité est autant dans la langue des oiseaux que dans l’alchimie du verbe. Sonates, variations, impromptus et quintettes sont autour de nous. La vie est une partition continue.

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Beauté Gallimard, 210 p., 18 euros
Philippe Sollers (Ph. C. Hélie) Philippe Sollers Beauté Gallimard, 210 p., 18 euros

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