Michel Braudeau la Bohême...
La Bohême...
Écrivain et critique, Michel Braudeau revient sur sa vie romanesque et croque avec précision le milieu littéraire des années 1960 et 1970.
Le temps chanté par Charles Aznavour, celui de la bohême, que les moins de vingt ans n’avaient pu connaître, n’est pas tout à fait celui que connaîtra plus tard Michel Braudeau au début des années 1970. Et pourtant, les moins de quarante ans d’aujourd’hui qui n’ont pu connaître le temps de Michel Braudeau devraient être surpris d’apprendre, à la lecture de son récit, Place des Vosges, que la bohême avait pu être encore, pour sa génération, un mode d’existence. Déjà, qu’un groupe d’étudiants infortunés ait pu vivre pendant une dizaine d’années sous les toits d’un hôtel particulier situé sur la plus ancienne et la plus belle place de Paris aurait de quoi les laisser rêveurs, comme de découvrir quelle vie déjantée cette bande d’amis menait alors, celle de Michel Braudeau ayant été, disons-le, la plus singulière, la plus romanesque, la plus folle. Au point que les très sages littérateurs d’aujourd’hui seraient en droit de se demander comment un écrivain (il ne fut pas le seul de sa génération), voyageur impénitent, enfilant les aventures amoureuses, grand consommateur d’alcools et de drogues diverses, a pu écrire plus de vingt romans… Michel Braudeau a vingt cinq ans quand il s’installe, pour y rester dix ans, dans ce haut lieu du Marais, là où, dans l’hôtel particulier, cohabitent des personnages excentriques, un abbé crasseux, un réfugié de la guerre d’Espagne, sosie de Buster Keaton, un homosexuel grande gueule recevant des Arabes pour se faire malmener, des comédiens célèbres, de vrais riches et d’authentiques désargentés… Michel Braudeau a encore peu écrit à cette époque : une nouvelle et la traduction d’un essai de Chomsky. Déjà les femmes l’occupent. Il est au centre d’un étourdissant ballet de maîtresses dont il dresse de savoureux portraits. Il a fallu au précoce Don Juan une rencontre décisive, celle de l’écrivain et éditeur Jean Cayrol, pour que changeât le cours de sa vie. Jean Cayrol : l’ancien Résistant, rescapé du camp de Mauthausen, poète et romancier, grand découvreur de talents littéraires. C’est lui qui publie dans la revue Écrire, qu’il dirige aux éditions du Seuil, les premiers textes de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Denis Roche, Pierre Guyotat, Roland Barthes…, et Michel Braudeau, à qui il propose de travailler au Seuil à ses côtés, avant que le jeune Michel ne se mette au service d’un autre éditeur de la maison, François Wahl, responsable des sciences humaines et de la collection « Tel Quel ». LE MYSTÉRIEUX MINISTÈRE Les pages que Michel Braudeau consacre à son séjour dans cet ancien hôtel particulier du 27 rue Jacob (on a dit que les éditions du Seuil, maison fondée par de fervents catholiques, s’étaient installées dans un ancien bordel) ne sont pas sans me plonger, avec quelque nostalgie, dans le milieu des années 1960 où, m’apprêtant à publier mon premier livre dans la collection « Tel Quel », j’avais pris l’habitude de monter l’étroit escalier menant au bureau de Sollers et Pleynet, une pièce minuscule où de très jeunes gens refaisaient l’histoire de la littérature et complotaient pour mettre à bas le vieux monde (1). Michel Braudeau, que j’ai probablement croisé dans quelque couloir de la maison, me remet en mémoire le vieil arbuste de la cour, la moto de Jean-Marie Domenach garée dessous, le « hall » de la réception au rez-de-chaussée, le bureau de François Wahl, sous les combles, qui deviendra celui de Denis Roche, ainsi que d’étranges personnages qui hantaient ces lieux et dont il esquisse les portraits avec l’oeil aigu du peintre et le talent d’un polémiste plutôt fraternel. En voilà un, justement, rencontré en 1969, le premier d’une longue liste d’excentriques : le Borgne, comme il l’appelle, à cause de son oeil de verre, un grand escogriffe agité et braillard qui se prend pour un saint breton, JeanEdern Hallier. L’ayant connu, je peux témoigner que l’image qu’en propose Michel Braudeau est d’une vérité saisissante : « Un visage dur et brun, une bouche dédaigneuse aux coins baissés comme celle d’une carpe, une auréole de cheveux à la Chateaubriand. Il était à la fois brutal et maniéré, précieux et débraillé, avec une voix trop forte, affectée, et un accent de bourgeois snob. » Voilà pour le physique. Pour le moral, il suffit à Braudeau de rappeler les turpitudes et les franches saloperies dont s’est rendu coupable ce clown médiatique de Jean-Edern, lequel n’était pas sans talent littéraire (gâché) et sans drôlerie. D’autres personnages hors du commun font leur apparition dans Place des Vosges, croqués avec la même précision du trait par Braudeau: son « fascinant » copain d’école, Pierre Goldman, accusé de meurtres et qui finira tragiquement, comme l’on sait, assassiné dans la rue, l’impérial et fulgurant Jacques Lacan, l’écrivain cubain Severo Sarduy, William Burroughs, le toujours ivre anti-psychiatre David Cooper, des amis chers, dont le peintre Malaval et Jean-Marc Roberts, et parmi les visiteurs de sa mémoire, le plus énigmatique et inquiétant, Thomas Harlan, fils du cinéaste nazi, Veit Harlan, l’ami de Goebbels, l’auteur du film antisémite, le Juif Süss. Les voyages, les femmes, les amis, les célébrités rencontrées…, les souvenirs affluent, mais Michel Braudeau n’oublie pas l’essentiel : le romancier qu’il est. Les pages les plus belles de Place des Vosges sont celles où on le voit écrire, loin des mondanités, dans le silence et la solitude, voué à une « alchimie » qu’il appelait secrètement « mon mystérieux ministère ».