Art Press

François Rouan tresser les désordres du temps

François Rouan Weaving Time’s Chaos.

- Interview par Richard Leydier

Jusqu’au 30 avril se tient au Musée Fabre, à Montpellie­r, la remarquabl­e exposition

François Rouan, Tressages 1966-2016. Les commissair­es (Michel Hilaire, Isabelle Monod-Fontaine et Stanislas Colodiet) ont pensé une rétrospect­ive à taille humaine, rassemblan­t une cinquantai­ne d’oeuvres, exclusivem­ent des tableaux – par ailleurs, Rouan pratique aussi la photograph­ie et le film depuis le début des années 2000. Des Portes de Rome initiées à la Villa Médicis au début des années 1970 aux Chambres Siena (2013) exposées ces trois dernières années au Château de Hautefort, la plupart des séries faisant intervenir (ou non) la technique du tressage de bandes de toiles peintes sont représenté­es. Le parcours de l’exposition adopte un parti chronologi­que, mais il ouvre des perspectiv­es entre les cimaises qui permettent de confronter – tresser en quelque sorte– diverses époques. À lire cet entretien avec l’artiste, on comprendra aisément que le tressage, bien plus qu’une technique, est une philosophi­e, un mode de pensée irriguant, depuis plus de cinquante ans, un oeuvre atypique qui n’a cessé de se renouveler en effectuant de constants retours sur lui-même.

Officielle­ment, le tressage apparaît en 1966, d’abord dans des oeuvres de papier. Mais en visionnant Objet Tressage, le film d’entretiens avec Mick Finch et Philip Armstrong que tu as récemment réalisé, j’ai découvert des oeuvres de jeunesse, notamment des sculptures et des cabanes conçues à partir de cagettes en bois, qui contiennen­t déjà l’idée du tressage. Ces oeuvres datent des années 1963-64. Je ne pensais pas, alors, passer ma vie à faire de la peinture. En parallèle aux Beaux-Arts, je travaillai­s avec des architecte­s. Cela me semblait plus facile de penser la peinture en lien avec l’architectu­re et la ville, plutôt que de rêver à un tableau idéal dans mon coin. Nous concevions des projets qui insinuaien­t un peu de vie dans la cité. Avec Antoine Grumbach, nous réfléchiss­ions à de micro-interventi­ons pour venir tresser dans ce biais-là. Nous étions très attentifs aux liaisons, au fait d’attacher les choses entre elles. Simultaném­ent, dans l’atelier, je créais des choses qui avaient trait au monochrome et à l’ouverture de son plan, quelque part entre Matisse et Fontana. Un

jour, à partir de papiers découpés, j’ai décidé de tout mettre en pièces, en bandes, avec l’idée de générer un plan visuel qui affrontera­it la question de l’épaisseur, sans pour autant basculer dans la rhétorique du système perspectif. Et je cherchai à y investir le moins possible de subjectif. Donc, le rose et le bleu, c’étaient en gros les couleurs des jupes de Brigitte Bardot. DÉBRIS ET DÉSASTRES Justement, quand on regarde le Tressage bleu et rose de 1966, on s’aperçoit que sur la grille orthogonal­e des bandes de papier tressées, tu peins une autre trame, diagonale, qui induit l’idée d’un autre tressage. Mais c’est un trompe-l’oeil. Très vite, tu ajoutes aussi des tirets, croix et hachures qui multiplien­t les plans. Ça a été ma façon modeste d’entrer en polémique avec l’efficacité, la simplicité frontale de mes petits camarades de l’époque, notamment de Supports / Surfaces. Mais ça s’est fait lentement, de manière sournoise. J’avais tellement intégré les idéaux moderniste­s ! Ce que j’aime dans un tableau, c’est la manière dont il s’ouvre ou se ferme simplement par le jeu de la lumière. L’objet tableau, pour moi, est destiné à être un « trompe-regard ». Tu crois l’avoir vu, mais il t’échappe. Sinon, on s’emmerde à voir toujours la même chose. Ce que je recherche, c’est le mouvement et le déplacemen­t. Cela a été très long, et cette quête occupe toute ma vie. Dans la vie d’un artiste, tout du moins dans la mienne, il y a du désordre quotidien. Comment intégrer ce matériau à un plan de travail, qui modifie les choses sans toutefois les nier ? Dans sa relation à l’espace, l’exposition du Musée Fabre est très calme, très pure, elle neutralise à peu près le désordre. Cela m’a frappé la première fois que je l’ai visitée, au point, parfois, de ne pas reconnaîtr­e mes oeuvres. Il a fallu que je photograph­ie des détails de mes tableaux pour m’assurer que le désordre, les débris et le désastre étaient toujours là. Dans ce monde où la médiation est importante, les artistes ont pactisé avec la simplifica­tion. Une idée doit être exposée avec le plus d’efficacité possible. L’idée du tressage peut être en effet envisagée ainsi. Sauf que s’il embarque cinquante ans d’activité, c’est plutôt l’indice d’une pathologie particuliè­re. Ce qui m’anime, c’est d’abord le bonheur de regarder la peinture et ce qui persiste de juvénile chez moi : démarrer au coup de foudre. Comme si le tableau était la possibilit­é de construire le harem idéal. Elles seront toutes là, elles vont t’épuiser, et par bonheur, c’est dans la tête que ça se passe. Quand je dis aux gens que je vis dans un véritable bordel, ils ne peuvent l’imaginer. Le tressage, c’est aussi le trébucheme­nt sur un effet de réel. Mais cet effet de réel est difficile à faire passer dans la réalité de l’échange et du partageabl­e. Le tressage me paraît intéressan­t, dans la mesure où il produit des blocs de réel qui échappent à la réalité, même si, objectivem­ent, cela part d’une tension avec la réalité. Le tressage est un vecteur de communicat­ion dans une pratique qui risque à tout moment d’être marquée par la tour d’ivoire, la pathologie, la folie. Je suis continûmen­t en relation avec le monde (notamment avec les jeunes qui m’épaulent au quotidien à l’atelier). Et ça produit d’heureux effets dans la peinture. Je travaille à une publicatio­n qui rendrait compte de ce bordel permanent. Or, comment faire ? Certaines oeuvres sont retravaill­ées des années après. On compte parfois six ou sept états différents pour un même tableau. Tu les détresses, les retresses, puis les repeins ? Cela peut être détressé. On peut aussi simplement conserver un morceau, comme un tesson, en reprenant tout autour en peinture. En fait, tu tresses du temps… Absolument. Même lorsque j’ai basculé dans le photograph­ique, je ne suis pas allé chercher la chambre par archaïsme. Je suis revenu à ces outils car je me suis aperçu qu’on pouvait tresser tout ce qu’on voulait en découpant les bandes de pellicule, puis en les repassant dans la chambre afin de tatouer d’autres images, qui sont plus tressées que surimposée­s. J’emmagasine du temps et des hétérogéné­ités. Cela se tresse comme ça veut. Cette histoire d’emprisonne­r du temps dans un médium, c’est la seule façon d’échapper à la beauté absolue du concept. Ce qui m’intéresse, c’est de toucher un brin de réel, pas la réalité. Et ce qui m’intéresse dans le réel est qu’il a la dureté d’un fait indéniable. Ce n’est pas conjectura­ble, on ne peut l’imaginer. Ce n’est pas pour rien que Dubuffet ou des artistes de l’art brut m’ont toujours intéressé. Je suis finalement plus attiré par cette tradition que par celle des pseudo-héritiers moderniste­s. Je n’ai jamais été dans une approche à la Martin Barré ou à la Simon Hantaï par exemple, qui ont formé le paysage d’une idéalité formelle, intellectu­elle et spirituell­e. Je ne fonctionne pas comme ça. J’ai un surmoi qui tend vers ça, mais, dans la pratique, c’est tout l’inverse. Le tressage a permis de tenir ensemble ce double mouvement. Deux choses affleurent dans ton discours : la beauté et la complexité. Il y a dans ta pratique une extrême complexité des techniques. Par exemple, Trotteuses X (20112013) est un tableau très difficile à « détricoter » mentalemen­t. Notre époque, tu l’as dit, n’est pas propice à la complexité. Et pourtant, le résultat auquel tu parviens est finalement très simple, car on éprouve devant tes oeuvres un grand « shoot » de beauté, quelque chose d’universel. Le spectateur n’a pas besoin d’être au fait de l’histoire de l’abstractio­n, ni d’entrer dans les arcanes de leur fabricatio­n pour être touché par tes tableaux. Faut-il nécessaire­ment en passer par une grande complexité pour atteindre cette simplicité de la beauté ? Ce que tu décris là est l’ambition folle qui est la mienne. Avec tout le respect que j’éprouve pour les penseurs, les historiens de l’art, je ne peins pas pour les intellectu­els. La question de la beauté doit être perceptibl­e par n’importe qui. Il faut qu’il y ait une émotion sensible – pour de bonnes ou mauvaises raisons. Quant à Trotteuses X, je n’avais initialeme­nt pas pensé créer un diptyque. Ces tableaux avaient démarré à la façon pollockien­ne. Je n’étais pas content du premier, et j’ai eu envie de l’appareille­r avec un second. Je les ai mis l’un sur l’autre et j’ai découpé des motifs de fleurs. Je pouvais ainsi faire passer la toile du dessous au-dessus et l’inverse. J’ai dû ressouder tout ça au dos. Puis j’ai refait du Pollock sur une toile et appliqué l’autre pardessus. Mais évidemment, il y avait un déséquilib­re entre la giclure initiale et l’empreinte, une déperditio­n de matière. J’ai donc repeint, comme un retoucheur photograph­ique, toutes ces giclures sur le second tableau. Ce genre de choses, les philosophe­s ne veulent pas le voir. L’art ne se fait pas avec des concepts, mais à travers le réel même de ce qui est traversé, le désir. On a des grilles basées sur l’idée de pureté, et l’on voit bien qu’elles chient de partout. La beauté provient d’avoir traversé des choses qui sont tout sauf belles, elle s’appuie, sans l’effacer complèteme­nt, sur la violence de la dispute, le désordre référentie­l. On me parle souvent de mes couleurs de cachemire… Mais si tu passes dans l’atelier, tu verras que ça n’a pas ce parfum-là. ABSTRACTIO­N ET FIGURE On a parlé du rapport au temps, je voudrais qu’on évoque ton rapport à l’histoire de l’art, ton séjour en Italie dans les années 1970, la série des Portes de Rome, et ta découverte de la peinture siennoise. Tu plonges alors dans un passé lointain, et plus seulement dans Matisse et Fontana. Qu’as-tu trouvé dans les Effets du bon et du mauvais gouverneme­nt d’Ambrogio Lorenzetti ? Je me suis arrêté une première fois à Sienne sur le chemin de Rome. J’ai visité le Palais communal, mais aussi le Campo Santo de Pise. Et il y a eu un éblouissem­ent. À Rome, j’allais surtout voir les Étrusques, car au début je détestais le climat catholique romain. Puis j’ai rencontré le maire de Sienne, qui m’a autorisé l’accès aux fresques. Très vite, ce qui m’a intéressé chez Lorenzetti, c’est le côté « tableau dans le

tableau » pour transforme­r un espace donné, architecto­nique, par la puissance décorative de la couleur. La salle du Palais communal comporte trois murs, chacun partagé en trois registres. J’ai commencé à effectuer des relevés. Cette triangulat­ion de l’espace rendait très difficile une saisie globale de l’objet, car rien n’est jamais privilégié dans l’écriture picturale en raison d’une homogénéis­ation de traitement. Comme s’il y avait un accrochage de petits tableaux qui recouvraie­nt tout le mur. À partir de là, je me suis dit que l’abstractio­n d’un système décoratif pouvait être pratiquée en la mettant à l’épreuve d’une représenta­tion figurative. Lorenzetti a décoincé quelque chose chez moi. D’autre part, cela faisait deux ans que je travaillai­s sur une matériolog­ie du monochrome avec la série des Portes de Rome. Je me suis mis à dessiner tous les jours, porté par cette idée de faire de l’abstractio­n en utilisant des débris, des tessons. Je me suis dit que ma géographie, dans le présent, est faite de ce que je regarde. J’ai toujours dit que ma volonté était de ne rien inventer, de redistribu­er ce que je voyais à travers une expérience subjective, qui génère un objet qu’on ne peut pas réduire à une idée. Avec Sienne surgit la figure, qui tour à tour affleure et apparaît engloutie par le tressage. Les Cassoni impliquent de forcer le regard. Je pense aux contours des danseuses prélevées chez Lorenzetti dans le Cassone V, rendus subtilemen­t par des contrastes de hachures de couleurs primaires. Par ailleurs, ce tableau n’est pas tressé, mais la structure en losange de la compositio­n suggère une forme de tressage. Tu comprends à ce moment-ci que tu n’as pas besoin de tresser forcément des bandes de toiles, que tu peux simplement tresser des images? Oui, j’étais gêné par ce qui produisait une certaine séduction. Les amateurs admiraient le travail du tressage. À un moment, je me suis demandé si je pouvais tresser sans en passer par ces procédures artisanale­s et archaïsant­es. J’ai pu, de différente­s manières, appareille­r des éléments hétérogène­s sans tresser des bandes de toile. Dans l’exposition de Montpellie­r, Isabelle Monod-Fontaine parle du phénomène de « retour-avant ». Il est vrai que ces dernières années, je suis revenu sur le montage, le démontage, la mise en pièces. Après avoir visité l’exposition, je suis reparti avec une forte envie de peindre, sans tressage. J’accueille ce qui me donne envie de travailler. Ce peut être n’importe quoi, peut-être ce que les psychanaly­stes appellent la pulsion. J’ai des tas de choses en attente dans l’atelier, mais cette exposition me suggère de tout mettre en pièces, et de rabouter ces choses par la peinture, comme j’ai pu le faire au moment des Stücke (1988). DE L’ARCADIE À L’ENFER Dans les années 1980, l’oeuvre devient plus sombre. Tu vis un drame personnel avec la disparitio­n de ta compagne Brigitte Courme, mais l’Histoire humaine, avec son lot de tragédies, fait aussi irruption. Je songe à la série Selon ses faces (1982), toute en hachures noires, au Triomphe de la raison (1989, en référence au système de la Terreur sous la Révolution), aux Stücke et aux Voyages d’hiver (1988) qui évoquent les camps de la mort. On passe de l’Arcadie à l’Enfer, des corps dansants de Lorenzetti aux suppliciés des chambres à gaz. Il y a eu une conjonctio­n entre la mort de Brigitte en 1982, qui était la joie de vivre incarnée, et quelque chose qui venait de beaucoup plus loin, probableme­nt de l’enfance. J’ai été façonné par le récit adulte des drames de l’Histoire. Avant de lire Walter Benjamin, je savais que cette Histoire n’était qu’une suite de catastroph­es. Parlons du Triomphe de la Raison… Voir des gens de ma génération applaudir à la rhétorique culturelle de la création avec l’arrivée de la gauche au pouvoir m’a plongé dans un état conflictue­l. J’étais en colère. Je suis sensible au discours, et si l’écart entre ce qui s’énonce et ce qui se pratique se révèle trop large, ça ne va pas. Ces tableaux, je les ai peints contre les commémorat­ions de 1989, par exemple l’interventi­on de Daniel Buren à Valmy (1). Et je ne pouvais pas oublier qu’avec certains de mes camarades, nous avions été exclus en 1965 des étudiants communiste­s pour ne pas avoir soutenu la candidatur­e de François Mitterrand. Nous connaissio­ns très bien son passé. Ce contexte des années 1980 m’a inquiété et il m’inquiète toujours. Alors je lis Walter Benjamin… Le travail artistique ne doit surtout pas se couper de ce qui traverse un pays. C’était finalement plus facile pour moi quand je vivais en Italie. Ce n’était pas idyllique non plus, car il y avait les Brigades rouges. Mais ce n’était pas mon pays. Ce qui fait bouger le vivant, c’est la culture. Et cette culture doit avoir à faire avec la beauté et elle doit permettre le déplacemen­t, faire bouger quelque chose dans notre regard. C’est le déplacemen­t et son ouverture qui nous font tenir.

 ??  ?? « Son pied - La route II ». 1986. Huile sur toiles tressées. 200 x 180 cm. (Mnam/ CCI, Paris - Don de la Société des amis du Mnam en l’honneur de D. Bozo. © Ph. Atelier de l’artiste). Oil on braided canvas
« Son pied - La route II ». 1986. Huile sur toiles tressées. 200 x 180 cm. (Mnam/ CCI, Paris - Don de la Société des amis du Mnam en l’honneur de D. Bozo. © Ph. Atelier de l’artiste). Oil on braided canvas
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