Art tibétain le corps pour le dire
Tibetan Art: Speaking Bodies.
Du Tibet nous parviennent des échos du joug politique et de la répression exercés par le gouvernement chinois sur la société et la religion tibétaines, ainsi que les auto-immolations des opposants, religieux ou non, en signe de protestation. Dans ce contexte, que peut l’art ? L’art tibétain, peu connu en Occident et lié à la tradition des thangkas, a cherché à s’affranchir, au début des années 2000, sous l’influence de l’art chinois. Aujourd’hui, « devant la douleur » des immolés, les artistes reprennent l’iconographie de la flamme comme un ultime hommage, traduisant la souffrance et le sentiment d’abandon, ainsi qu’un défi lancé au pouvoir central.
L’art contemporain tibétain reste peu connu en France, alors que l’art d’autres pays ou continent (Inde, Chine, Afrique) fut à l’honneur ces dernières années dans les institutions culturelles françaises (Centre Pompidou, Maison Rouge, École des beaux-arts de Paris, Fondation Cartier…). Bien plus dramatiquement, les auto-immolations sont tout autant ignorées. Qui expliquera le trop lourd silence de la presse et du monde (1) sur le geste radical de quelque 145 Tibétains (recensés) entre 1998 et 2016, alors qu’une « seule » immolation a pu mettre le feu aux poudres dans les pays arabes en 2011 (2) ? Les peintres tibétains ont tenté à leur manière de donner voix aux « sans-voix ». L’immolation par le feu est image et message. L’essence dumessage est dans l’image. C’est un cri lancé vers l’Autre qui repose sur la force de l’image et s’appuie sur la démultiplication que permet le relais des blogs et / ou des médias (si ce relais n’est pas interdit !). C’est un geste planifié. Il y a un choix du lieu public où l’acte se déroulera devant des témoins, lesquels deviennent des participants « actifs » en relayant cette « performance » à la manière du reporter absent. L’acte d’immolation s’appuie sur une stratégie dont le rapprochement avec les dispositifs de l’art contemporain demande qu’on s’y arrête, en les chargeant toutefois d’une dimension tragique. C’est une « performance », hautement éphémère, ancrée dans le corps d’un individu en particulier, mais c’est aussi un acte qui ne peut prendre son sens qu’en s’inscrivant dans une « série ». L’acte d’immolation est une forme de communication, un discours performatif (3) et iconique. Charlene Makley (4), à la suite d’Achille Mbembe (5), utilisera le terme « nécropolitique » pour évoquer cette utilisation spécifique par l’immolé de son corps en tant qu’offrande à l’opposé du corps-arme des auteurs d’attentats-suicides. DE L’OFFRANDE AU SACRIFICE Palden Choetso (6) qui se statufie, prisonnière des flammes, ou Janphel Yeshi (7) qui court dans un torrent de feu, se veulent torche. Torche vivante et mourante sous nos yeux. C’est une « performance » où le pouvoir visuel est premier. Il s’agit d’être une image qui veut faire signe au monde (et particulièrement aux Tibétains). On ne peut qu’y associer le flambeau de la Statue de la liberté, « éclairant le monde ». Or c’est bien ce même fanal dérisoirement brandi à bout de bras qui s’engloutit dans l’eau inexorablement, dans la peinture de Gade (8), comme le signal d’un espoir déchu ( My White Papers, 2014) C’est une série : la répétition de l’acte lui donne sa puissance et n’a de sens que dans ces échos répétés. L’écrivain chinois dissi- dent, Wang Lixiong, souligne combien l’effet cumulatif inspire le courage – ressource précieuse, particulièrement pour un peuple en position de faiblesse. Ces actes renouvelés sont le témoignage brûlant du « pouvoir des sans pouvoir », pour reprendre l’expression de Vaclav Havel dans son ardent essai de 1978. Et l’on devine quel degré de courage est nécessaire pour s’immoler par le feu. En se faisant « torches vivantes », les immolants visent à catalyser l’esprit des Tibétains, d’abord, et du monde, ensuite. Le feu est récurrent dans la peinture tibétaine traditionnelle des thangkas (9) : auréolant les divinités courroucées, les flammes dynamisent par leur traduction tourbillonnante la symétrie des représentations des divinités. Le feu est pouvoir et lumière, offrande aux Dieux, comme en témoigne l’omniprésence des lampes à beurre au pied des statues. Et, force est de reconnaître que la notion d’offrande est présente dans cet enchaînement infernal d’immolations – car il s’agit bien d’offrandes individuelles de son corps pour le bien du corps collectif (10). De la notion d’offrande à celle de sacrifice, la distance est courte. Le feu est source de lumière symbolisant l’Illumination qui disperse l’ombre de