L’AILLEURS EST ICI
Lotte Arndt Les Revues font la culture ! Wiss en ch aft li cher Verlag Trier, 352 p., 40 euros Emmanuelle Chérel et Fabienne Dumont (dir.) L’Histoire n’est pas donnée PUR, 172 p., 22 euros
Qu’est-ce que le postcolonial ? C’est poser en préalable que les colonies et le colonialisme comme idéologie n’ont pas disparu d’un claquement de doigts avec les indépendances ; c’est prendre acte du fait que ce passé « qui ne passe pas » continue à façonner et imprégner notre présent, nos schémas de pensée. Nos imaginaires sont toujours à décoloniser. Les journaux en offrent chaque jour trop d’exemples. Mais le postcolonial ne se borne pas à dénoncer un état de fait. C’est une manière de penser la géographie, l’identité, les circulations, les frontières ; une façon d’en finir avec une vieille opposition entre « eux, là-bas » et « nous, ici, maintenant ». Dans l’Atlantique noir ( 2010), Paul Gilroy récuse toute identité sanctuaire, toute séparation entre le « dedans » et le « dehors », et parle plutôt d’un « même changeant ». Paris était un centre de cet Atlantique noir – aujourd’hui, il « n’est plus notre soleil », écrit Achille Mbembe. De ce centre à la géographie infiniment mouvante, Lotte Arndt dresse un portrait original, précis, très documenté, au travers du prisme de revues créées en France, relatives à l’Afrique et à l’art du continent, qui toutes ont su établir d’autres branchements dans un champ culturel jamais reclus sur lui-même. De l’époque héroïque de Présence Africaine, fondée en 1947, jusqu’à Africultures (2012), l’étude rend la polyphonie des engagements, des stratégies de négociation, les rêves – et les impasses aussi – de trois générations, du front relativement commun à la dispersion et à la dépolitisation post1990. Il est plaisant d’y entendre la voix parfois caustique de Mongo Beti, l’infatigable dénonciateur du néocolonialisme français, au Cameroun et ailleurs, le pourfendeur du paternalisme, surtout dans sa version bienveillante « de gauche », l’animateur enfin de Peuples noirs, peuples africains, revue où paraît sa réponse au ministre de la Culture sénégalais qui avait eu l’outrecuidance de l’inviter à la Biennale de Dakar de 1990 : « Je vous prie de bien vouloir considérer cette lettre comme un message de vigoureuse protestation venant d’un homme qui se sent en droit de penser que vous vous êtes livré envers sa personne à une tentative de manipulation […] dans des circonstances qui me laissent croire qu’il s’agit d’une manifestation de simple francophonie, c’est-à-dire d’un rite bien connu du chauvinisme français à l’égard duquel je n’ai cessé de dire mon hostilité. » Il y aurait beaucoup à dire sur les manières dont les institutions, entre autres muséales, s’octroient à peu de frais une bonne conscience vis-à-vis de l’art en Afrique. C’est un des intérêts de l’ouvrage collectif l’Histoire n’est pas donnée. Art contemporain et postcolonialité en France que de faire le point sur le sujet. En dépit de pages ternes et complaisantes vis- à- vis de la récente Triennale Intense proximité, on appréciera une analyse sans concession, par Maureen Murphy, des méconnaissances et des omissions de Modernités plurielles, le ré-accrochage en 2013 des collections permanentes du Centre Pompidou dû à Catherine Grenier ; une approche du musée comme lieu de fiction et de friction par Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós ; et, peut-être surtout, un entretien de Lotte Arndt avec Olivier Marboeuf, le courageux animateur de l’espace Khiasma aux Lilas, lequel clôt et relance à la fois le débat en considérant le postcolonial non comme une catégorie, mais dans un sens global, comme un élément invitant à transformer la structuration même des espaces culturels.