Antoine Campo
arts et handicap : une échappée possible. Arts and the Disabled: a Possible Way Out
Comme en témoignent les pages d’artpress, l’art brut prend de plus en plus de place dans l’art contemporain, et cela dans tous les domaines de la création. Pour preuve, le travail que réalise, dans le domaine du théâtre, Antoine Campo avec des personnes en situation de handicap. On pourra s’en faire une idée complète lors de la soirée exceptionnelle, Antoine Campo 20 ans - 20 clips au cinéma, le mardi 25 avril 2017, au Studio des Ursulines, à Paris.
Depuis quelques années, une série d’initiatives artistiques se développent auprès des personnes en situation de handicap. Des ateliers de théâtre, de photographie, de création sonore et d’arts plastiques, voient le jour. Ce mouvement, jusqu’alors confiné entre les murs des institutions médicales et des associations, s’expose de plus en plus, en demandant à juste titre sa reconnaissance auprès du monde artistique. Ce sont maintenant des émissions de radio, des concerts publics, voire des festivals, des pièces de théâtre, des films, des vidéos, des labels de musique (1) qui rendent visible et audible une création auparavant prisonnière d’une forme de ghettoïsation, avec son repli, notamment sur l’art-thérapie. Récemment, le chanteur Rodolphe Burger a signé et joué la musique du spectacle Ludwig, un roi sur la lune au Théâtre Gérard-Philipe, à SaintDenis (2), en compagnie de comédiens en situation de handicap mental, travaillant avec l’association Catalyse. De son côté, le festival Sonic Protest rassemble chaque année, dans plusieurs villes de France, éducateurs, psychologues mélomanes, musiciens et artistes porteurs de handicap autour de pratiques expérimentales de la musique. À l’intérieur de ce foisonnement de propositions artistiques, plusieurs courants semblent clairement se distinguer. Une mouvance expérimentale, particulièrement active avec le réseau BrutPop, surfe sur le succès de l’art brut. Organisateur d’événements en lien avec la scène underground musicale, multipliant les rencontres et les partenariats, BrutPop est devenu la tête de proue d’un courant, qui dépasse largement le cadre de la musique et des arts plastiques, pour étendre l’esprit de l’art brut à de nouveaux territoires, tels que l’art numérique récemment (3). Une autre tendance, beaucoup plus mainstream, a vu le jour, notamment avec la réussite du film Intouchables. Elle témoigne de la volonté de sensibiliser un vaste public à la question du handicap, à travers des fictions ou des documentaires, tel le dernier film d’AnneDauphine Julliand intitulé Et les mistrals gagnants. Enfin, une autre contribution importante à cette promotion des arts de la différence provient d’associations oeuvrant à la diffusion de spectacles vivants interprétés par des personnes porteuses de handicap. C’est le cas des manifestations culturelles regroupées autour du réseau Festival(s) Orphée & Viva la Vida, avec son imposante programmation couvrant tout le spectre scénique de la danse, du théâtre, de la musique et du cinéma. Ces associations recourent de plus en plus à des professionnels de l’art pour donner une consistance esthétique à leurs projets. Ainsi La Possible Échappée propose, depuis 2011, des ateliers hors-les-murs, afin de sortir les personnes en situation de handicap des institutions avec lesquelles elle travaille. Pour cela, la collaboration avec des professionnels du spectacle permet à de véritables créations de voir le jour, en donnant lieu, parfois, à des représentations ouvertes au public. Outre les difficultés liées au droit à l’image concernant les productions artistiques mettant en scène des personnes en situation de handicap (4), ces créations relèvent d’un engagement au long cours qui s’étend souvent sur plusieurs années. À cet égard, la collaboration de l’artiste pluridisciplinaire Antoine Campo avec l’association La Possible Échappée est exemplaire de cette démarche exigeante.
L’ART DE LA DIFFÉRENCE
En 2008, Antoine Campo rencontre la danseuse classique Anne-Marie Sandrini, et découvre son engagement pour l’accès aux pratiques artistiques en faveur des personnes en situation de handicap. Elle le met en relation avec La Possible Échappée, dont elle assure la présidence. À travers de nombreux ateliers d’expression théâtrale, il découvre de nouveaux talents et des propositions artistiques insoupçonnées. Fort de ses trente années d’expérience de la mise en scène de théâtre et d’opéra, dans les plus grandes salles où il s’est produit à Paris, New York, Édimbourg, Antoine Campo est ébloui. De ce choc, naîtra une collaboration de près de dix ans, avec pour premier temps fort la réalisation d’un film en forme de haïku visuel, Une possible échappée (5), dont Céline Daemen, artiste en situation de polyhandicap, est l’héroïne. « Céline ne s’exprime que par cris, soupirs, silences. Je ne sais pas ce qu’elle comprend. Je ne sais pas ce qu’elle entend », témoigne Antoine Campo. Depuis sa naissance, Céline ne marche pas. Pourtant, le metteur en scène refuse de la filmer dans son foyer, et propose de tourner son clip au théâtre Adyar, l’une des plus belles salles de Paris à l’architecture Art Nouveau, accompagné de la chorégraphe Kathy Mépuis, de la danseuse contemporaine Lila Abdelmoumène, et du violoncelliste Jean-Renaud Lhotte. Antoine Campo opère alors un travail de contrepoint polyphonique entre les déplacements du corps de la danseuse, les émotions qui parcourent le visage de Céline, et la cadence de la Suite de Bach. Progressivement, Céline entre dans le mouvement… Pour composer cet alliage d’images, de sons et de jeux d’acteur, capable d’envelopper poétiquement la présence de Céline, le metteur en scène s’appuie sur le personnage d’Ophélie. Cette grande figure shakespearienne de la différence, n’at- elle pas si souvent inspiré les poètes, les peintres et les musiciens ? Elle est là, présente dans le film comme une ombre qui sommeille, flottant et dansant à travers les modulations surprenantes de la matière Molo.
QUESTIONNER LES VISAGES
Le Petit Cirque du Point du Jour marque le second temps fort de la collaboration d’Antoine Campo avec l’association La Possible Échappée. Il est né, en 2013, avec le projet de questionner les visages des personnes en situation de handicap mental, au foyer du Point du jour à Boulogne-Billancourt. Pour cela, le metteur en scène a choisi de travailler en binôme avec la photographe K.rine Burckel. Ils créent des séries d’images fictionnelles, dans lesquelles De haut en bas / from top: « Le Petit Cirque du Point du Jour ». ( © Campo et Burckel) « Une possible échappée ». 2015. Céline Daemen dépliant une pièce de matière Molo (©K F Studio). Unfolding
a piece of material
les sujets sont toujours mis en situation en se servant d’objets simples (cerceaux, cônes de couleur), afin de pouvoir saisir cet instant décisif où surgit l’émotion. Comme l’écrivait Antoine Campo: « Aujourd’hui, nos ateliers sont des “fabriques d’éphémères”, quelles traces, quel prolongement, quel retentissement pour ce beau travail qui met le handicap au coeur de la création ? Il fallait la photographie pour conserver ces moments de grâce éphémère. Prolonger cet atelier de création dans une salle d’exposition, c’est notre rêve et notre projet. »
QUEEN OF THE MAY
Avec Queen of the May, Antoine Campo propose de réaliser le dernier clip promotionnel de la chanteuse américaine Gabriela Arnon avec Alice Tassel, artiste dont il a découvert le talent au cours d’une séance de casting. « Oui, elle a un corps d’une jeune trisomique de 30 ans. Son langage est extrêmement réduit, et ses possibilités cognitives sont limitées de fait ; mais sa créativité est hors-norme. Et là… je me suis dis qu’Alice pouvait être la Reine de mai. » Philippe Godin (1) Ainsi, l’émission Radio Tisto est produite en direct sur les ondes de Radio Libertaire par de jeunes autistes. Quant aux labels de musique, mentionnons Air Rytmo et Dokidoki (www.dokidoki.fr). (2) Du 3 au 12 décembre 2016. (3) L’exposition Brut Now, l’art brut au
temps des technologies, présentée par l’Espace multimédia Gantner et les Musées de Belfort, du 29 octobre 2016 au 16 janvier 2017, en est une parfaite illustration. Cf. artpress n° 441, février 2017. (4) Voir artpress 2, « Jurisprudences de l’art » (2016), l’article intitulé « D’un génie civil artistique ». (5) Une possible échappée, film d’Antoine Campo réalisé en 2014, 5 minutes. Présenté en juillet 2015 au théâtre La Reine Blanche (Paris) et diffusé le 4 février 2017 sur LCI, dans l’émission intitulée Au coeur
de nos différences. Signalons l’ouvrage d’Annie Stammler paru aux éditions Campagne Première en 2015:
Handicap mental et musique. Un témoignage au « pays des têtes perdues ».
Antoine Campo
Metteur en scène d’opéra : Paris : L’Athénée, La Tempête, Opéra-Bastille, salle Gaveau Avignon, New York, Édimbourg, Sarrebruck, Santander. Réalisateur de clips musicaux et de films consacrés à la figure d’Ophélie 2016 Pyramid Lake Trilogy, Gabriela Arnon; De Belleville à Belleville, Pure Niceness Records
Le Mur de Babel, Ten Mother Tongues In Memoriam Bataclan,
Mime Post Rock; Queen of the May, avec Alice Tassel 2017 Blue Moino, réalisé à Bombay MadMaids ; Else Wide Shut Ophélie is Bach Antoine Campo, 20 ans- 20 clips au cinéma, Studio des Ursulines, Paris, le 25 avril As readers to this magazine will know, outsider art is becoming increasingly prominent in the contemporary arts, whatever the field. In theater, for example, Antoine Campo has long been working with disabled actors. To get an idea of the results, the Studio des Ursulines in Paris is organizing an exception evening titled Antoine Campo 20 ans - 20 clips. The last few years have seen quite a few artistic projects involving people with disabilities, including workshops in theater, photography, sound art and the visual arts. While until recently confined behind the walls of medical institutions and organizations, this movement is increasingly seeking broader public exposure, demanding its rightful recognition from the art world. Now radio broadcasts,(1) public concerts, festivals, theater, movies and video are lending visibility and audibility to art previously trapped in a kind of ghetto, closed in on itself and almost always associated with therapeutic rather than artistic aims. The singer Rodolphe Burger recently performed the musical he wrote, Ludwig, un roi sur la lune, at the Théâtre Gérard-Philipe in the Paris suburb of Saint-Denis,(2) along with a company of actors with mental disabilities from a community organization called Catalyse. In another example, the annual Sonic Protest festival, held in several French cities, brings together educators, music-loving psychologists, musicians and artists with disabilities to perform experimental music.
BRUTPOP AND INTOUCHABLES
Several artistic currents can be clearly distinguished amid this profusion of artistic projects. An experimental movement whose activity tends to be linked to the BrutPop network is enjoying an impetus derived from the success of art brut or outsider art. A non-profit that organizes events linked to the underground music scene, working with others asmuch as possible and actively seeking to form partnerships, BrutPop has become the most prominent organization in a current that extends far beyond the confines of music and the visual arts and is now exploring new territories for art brut to conquer, such as, most recently, digital art.(3) Another, far more mainstream trend has achieved visibility in the wake of the success of the film Intouchables. Its aim is to spread public awareness about people with disabilities, through feature and documentary movies such as the latest by Anne-Dauphine Julliand, Et les mistrals gagnants. Finally, another important contribution to the promotion of art by the differently abled has come from groups promoting a profusion of live
performances by people with disabilities. The most notable of these are the cultural events emanating from the Festival(s) Orphée & Viva la Vida networks, whose impressive programming covers dance, theater, music and films. These groups increasingly employ art professionals to achieve a more consistent level of artistic excellence. For instance, since 2011 La Possible Echappée has been organizing extramural workshops with the aim of helping people with disabilities expand their horizons beyond institutional settings. Working with theater professionals, it has produced some highly original shows, sometimes performed for the general public. In France such endeavors face particular difficulties due to legal restrictions meant to protect the privacy of people with disabilities.(4) They are often envisaged as long-term projects, often extending over several years. The partnership between the multidisciplinary artist Antoine Campo and La Possible Echappée is an excellent example of this demanding approach. Campo met the classical dancer Anne-Marie Sandrini in 2008. As someone active in struggling to gain access to artistic practices for people with disabilities, she introduced him to La Possible Échappée, which she headed. In the course of numerous acting workshops he discovered talented people and unique artistic projects whose existence had had never even dreamed of. He was blown away, despite his thirty years of experience as a director of plays and operas in the world’s leading showcases in world capitals like Paris, New York and Edinburgh. This encounter led to a collaboration lasting nearly a decade. The first high point was the making of a visual haiku, a film called Une possible échappée,( 5) starring Céline Daemen, a person with multiple disabilities.
INTERROGATING COUNTENANCES
“Céline expresses herself solely through cries, whispers and silences. I don’t know what she hears, or sees,” Campo explains. From birth she has been unable to walk. But Campos refused to film her in her shelter home and instead suggested that the clip be made at the Adyar, an Art Nouveau theater that is one of the most beautiful in Paris, accompanied by the contemporary dancer Lila Abdelmoumène, with choreography by Kathy Mépuis, and the cellist Jean-Renaud Lhotte. Campo saw his task as the production of a polyphonic counterpoint between the movements of the dancer’s body, the emotions visible on Céline’s face, and the cadences of a Bach suite. Little by little, Céline enters the dance. To compose this mix of images, sounds and live acting able to poetically envelope Céline’s presence, the director borrowed from the per- sona of Ophelia. Did not Shakespeare’s great figure of difference inspire many poets, painters and musicians? She is present in the film like a sleeping shadow, floating and dancing along with the surprising modulations of the music. Le Petit Cirque du Point du Jour marked the second phase of Campo’s work with La Possible Échappée. The project was born in 2013 when he set out to interrogate the faces of people with disabilities in a home called Le Point du jour in Boulogne-Billancourt, near Paris, working closely with the photographer Karine Burckel. They created a series of fictive images showing people in staged situations, using simple objects such as hoops and colored cones, to capture the decisive moment when emotion broke through. Describing his aims, he wrote, “Today our workshops are ‘factories of the ephemeral.’ What traces and continuations, what impact can be created by this wonderful work that puts disabilities at the center of the production of art? It had to be photographed to preserve these moments of ephemeral grace. Our dream, and our project, is for this workshop to reach an exhibition space.” Campo’s Queen of the May is the latest promotional clip by the American singer Gabriela Arnon, with Alice Tassel, an artist whose talent he discovered during a casting call. “Her body is that of a young per- son with Down’s syndrome. She’s thirty years old. Her speaking capabilities are extremely limited, as are her cognitive possibilities, but her creativity is extraordinary. I said to myself, Alice could be the Queen of May.”(6)
Translation, L-S Torgoff
(1) Radio Tisto is a program broadcast live by the station Radio Libertaire for autistic young people. (2) December 3-12, 2016. (3) The exhibition Brut Now, l’art brut au
temps des technologies, presented by the Espace Multimédia Gantner and Les Musée(s) de Belfort, from October 29, 2016 to January 16, 2017, was a perfect example. See artpress 441, February 2017. (4) See artpress 2, “Jurisprudences de l’art” (2016), the article “D’un génie civil artistique.” (5) Une possible échappée (A Possible Escape), film directed by Antoine Campo in 2014, 5 minutes. Screened in July 2015 at the Théâtre La Reine Blanche (Paris) and broadcast on February 4, 2017 on the television channel LCI, during the program Au coeur de
nos différences.
(6) This clip will be premiered at Antoine Campo 20 ans - 20 clips au cinéma.
« Une possible échappée ». 2015. Chorégraphe : Kathy Mépuis; danseuse : Lila Abdelmoumène, et Céline Daemen. (© KF Studio) Ci-dessous / below: « Le Petit Cirque du Point du Jour ». ( © Campo et Burckel)