Bogoro le théâtre du conflit ; Thomas Clerc l’embrayeur, l’accélérateur, le frein
Après portrait chinois (2007), Franck Leibovici continue dans Bogoro à produire des « documents poétiques », des dispositifs de traitement de données susceptibles de rendre compte des conflits de basse intensité. Il se saisit pour cela des matériaux d’archives pour en exposer leurs logiques et modèles de production. Bogoro est le résultat d’une collaboration avec Julien Seroussi, docteur en sociologie, analyste de la justice pénale internationale et des questions relatives aux crimes contre l’humanité. Dans ce livre suivant la chronologie d’un des premiers procès de la cour pénale internationale de La Haye – le procureur vs Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo (2007-2014) –, les auteurs se sont emparés des archives officielles du procès en ponctionnant dans la masse documentaire des énoncés dans le but de rendre saillant un certain nombre d’éléments. En établissant une nouvelle partition entre droit, art et sciences sociales et en s’intéressant aux conditions de production des documents, ce livre cherche à produire de nouveaux modes d’appréhension et de saisie du monde. De 1996 à 2003, la guerre en République démocratique du Congo a fait environ cinq millions de morts. Bogoro est un village situé en Ituri, dans l’est du Congo, où se sont déroulés des massacres. En février 2003, Katanga et Ngudjolo ont été accusés d’avoir organisé l’attaque du village, en utilisant des enfantssoldats et en attaquant des populations civiles. Bogoro peut se lire comme un compte rendu de ce conflit où le lecteur accède à travers des sections à la parole des témoins, du procureur, des victimes, puis à son renversement. Il ne s’agit pas d’en proposer une dénonciation mais d’en réaliser une maquette: un modèle réduit, de l’ensemble des collectifs aux procédures et dispositifs socio-techniques (formulation des questions, manière de présenter les preuves, voix transformée, rideau) impliqués dans le déroulement du procès. Cette maquette maintient un certain nombre d’éléments présents dans l’architecture éditoriale des transcripts (mise en page, en-têtes revêtant une fonction contextuelle, report des lignes et numéros). Si ces derniers relèvent de l’épigraphie, les deux auteurs y ajoutent un appareil de lecture tabulaire : des manchettes (ou tags) ouvrent chaque partie, parsèment les marges du livre puis sont répertoriées dans l’index, fonctionnant ainsi comme une redescription ultime du conflit. Ce dispositif met en évidence la complexité cognitive, puisque le lecteur peut associer un élément à un autre, retourner en arrière, comparer ou vérifier. DYSFONCTIONNEMENTS Ce travail de sélection et de cadrage révèle un certain nombre de dysfonctionnements. La parole bégaie (« il y avait donc le groupe de… de… de… notables »), ralentit, s’interrompt jusqu’à devenir inaudible comme l’indiquent les glitchs technologiques (« ah mais j’entends plus rien », passages en gris dans le texte). Mieux, elle reflète les limites d’une justice internationale qui peine, au-delà du logocentrisme, à comprendre les cosmogonies respectives des témoins. La magie et les fétiches sont des catégories difficilement reçues par la cour, ainsi toute tentative de nomination est disqualifiée puisque la grammaire des objets des témoins est arbitraire (X est nommé tantôt X tantôt Y). S’inscrivant dans la tradition de l’objectivisme américain, ce livre précieux est à la fois une méthode et un test pour comprendre comment s’invente aujourd’hui la justice pénale internationale.